Détail table, collection Orée, Mercoeur Édition • © Mercoeur Édition
Pour les exposants comme pour les visiteurs, il y a une raison indicible pour laquelle nous faisons ce pèlerinage annuel dans la capitale mondiale de la mode et du design : nous allons à Milan « parce qu’il faut y être ». Et puis, nous attendons devant des hôtels particuliers et des usines désaffectées pour voir. Nous attendons à l’intérieur de pouvoir regarder, prendre une photo, éventuellement rencontrer les créateur.ice.s et projeter de nouvelles collaborations. S’attendre aussi à un point de rendez-vous, et s’attendre à tout, même si, cette année, il valait mieux ne s’attendre à rien pour se laisser happer par surprise !
Des références à l’artisanat, des réinterprétations, des faux-semblants, le secteur du design industriel en fait usage depuis longtemps. Cette année n’aura pas fait exception avec des créations piochant, dans les métiers d’art, des langages, des registres esthétiques, en se libérant de procédés techniques conventionnels mais sans bénéfice sur le coût ou l’impact environnemental : du cannage en métal moulé, du vitrail en résine, et l’incontournable céramique imprimée.
Malgré le nouvel essor des savoir-faire artisanaux et l’aura acquise par de plus en plus d’artisan·e·s, les exemples d’invisibilisation de leur travail dans la création contemporaine persistent. Même si les ateliers ont davantage le droit de suggérer qu’ils ont joué un rôle prépondérant dans la conception ou la production d’une pièce, les designers qui ont dessiné ces pièces sont, eux, bien plus naturellement cités sur les lieux d’exposition.
La nouvelle entité de Biobject, Mercœur Éditions, qui exposait au Labò lors de la Design Week, a présenté une table délicate et remarquable dessinée par Grégoire de Lafforest. Elle se compose de plusieurs strates de vitrail en plateau, comme un palimpseste végétal et translucide réalisé par l’Atelier Faucher qui a accompagné le développement de cette pièce en apportant son savoir-faire et son interprétation technique à l’esquisse du designer. À défaut d’avoir été cité sur le cartel, la direction de Mercœur a promis de faire référence à l’atelier sur les réseaux sociaux.
Tant de marques excellent dans le craftwashing ; alors les designers et les maisons d’édition qui font réellement appel à des ateliers auraient tout intérêt à le revendiquer comme une valeur supplémentaire de leurs collections. Est-ce pour laisser planer le doute sur le mode de fabrication ? Pour se laisser la liberté d’aller vers des séries industrielles au cas où le modèle artisanal serait un succès commercial ? Pour avoir la possibilité de délocaliser une production locale sans justifier le maintien du prix ? Pour changer de fournisseur comme si un artisan d’art n’était finalement qu’un sous-traitant ou un prototypiste ? Ce flou bénéficie de manière unilatérale aux donneurs d’ordres et impose aux ateliers des freins à leur développement.
Gageons que les exemples donnés par les organisations à but non lucratif inspirent aux autres la mise en pratique d’une communication juste et équilibrée. À la Villa Mozart était exposée la nouvelle collection du programme Doppia Firma. Cette initiative, portée par les fondations Cologni pour les métiers d’art et la fondation Michelangelo du groupe Richemont, revendique pleinement de donner à une création deux signatures : celle d’un atelier qui détient un savoir-faire traditionnel, mêlée à celle d’un ou d’une designer·euse qui apporte un regard différent, innovant et un univers qui lui est propre.
Chacune des parties rayonnera de manière plus impactante si toutes deviennent intransigeantes sur la reconnaissance de leur mérite respectif. Il ne devrait pas y avoir de choix à faire entre la juste rémunération d’un atelier pour son expertise et la libre promotion de son travail. Après tout, à quoi bon être à Milan pour développer réseau et opportunités, si les commanditaires n’ont pas les moyens d’identifier de nouveaux fournisseurs dotés d’une sensibilité unique, détenteurs de savoir-faire spécifiques et créateurs de matières singulières ?