L’économie du liège remonte à la nuit des temps : des fouilles archéologiques menées à Toulon entre 1983 à 1989 ont permis de mettre à jour que les soubassements du port antique Telo Martius étaient construits avec des troncs de chênes-lièges démasclés. L’utilisation du chêne-liège pendant l’époque romaine est aussi avérée, principalement pour la fabrication de semelles de chaussures. On l’utilisait aussi pour boucher les amphores. Plus tard, les pêcheurs portugais en faisaient de petites boîtes étanches qu’ils emmenaient à bord ; on a également la preuve que Dom Pérignon était l’un des premiers à utiliser des bouchons de liège pour des bouteilles de verre. Toutes ces découvertes tendent à prouver que les nombreuses propriétés du liège – sa robustesse, son étanchéité, sa nature isolante – étaient, depuis longtemps, connues et utilisées à bon escient. Pour aller dans le sens de l’Histoire, entre 1820 et 1920, l’industrie bouchonnière française vit son âge d’or : un siècle durant, une croissance extraordinaire crée de nombreux emplois. Des milliers de tonnes de liège sont levées annuellement, et chaque village ou presque abrite sa bouchonnerie. On en compte plus de 150 dans les Maures et l’Estérel. Entretenues par l’activité humaine, les suberaies – forêts de chênes-lièges – actives étaient alors débroussaillées, les sous-bois pâturés et le massif capable de résister aux incendies.
Il est prisé pour ses propriétés naturelles et durables tout comme pour sa légèreté ; il faut rappeler qu’au départ, c’est pour se protéger du feu que le chêne a développé une parade : une écorce ininflammable qui permet à l’arbre de survivre à un incendie. Oui, le liège est naturellement ignifugé.
Le liège, que dire d’autre de lui ? Qu’il est léger et étanche ; qu’il flotte et ne brûle pas. Pas de traces, de rayures, de coups : le liège encaisse tous les chocs. En un mot, il est imperturbable. Depuis quelques années, on ne cesse de lui découvrir de nouvelles propriétés, comme son élasticité : moussue, sa structure extrêmement fine est composée de quarante millions de bulles au centimètre cube – invisibles à l’œil nu – qui lui permettent de résister à la compression et de revenir irrémédiablement à sa forme originelle. Fini les rayures et les traces de coup, le liège est inébranlable.
Bien qu’ancestral et quelque peu démodé, l’usage du liège est révélé par les designers depuis 2007. Grâce à l’Anglais Jasper Morrison, chef de file du design minimal, il revient sur le devant de la scène avec force et fonctionnalité : celui-ci dévoile Cork Family, une série de tabourets monomatières édités par Vitra. Du jour au lendemain, le monde du design prend conscience que le liège peut avoir un autre usage que celui de bouchon ! Une approche à laquelle le designer français Martin Szekely est sensible : exposée à la Galerie kreo fin 2009, sa collection « simple boxes » – composée d’un bureau et de son caisson, de modules de rangement et d’une table basse – mettait en lumière « la légèreté et la douceur au toucher du liège, sa capacité à absorber les chocs physiques et phoniques. Dans le cas de ces ‘boîtes’, le liège joue le rôle d’une couche protectrice qui met à l’abri le contenu du dehors », explique le designer.
En quittant Paris pour Lisbonne, le designer Noé Duchaufour-Lawrance a choisi d’ouvrir la galerie Made In Situ pour donner une seconde vie aux matériaux oubliés, valoriser le geste artisanal et les savoir-faire portugais. Naturellement, le liège fait partie des richesses alentéjanes que le designer a choisi d’explorer en premier lieu. Incroyable dans le fond comme dans la forme, la collection de mobilier Burnt Cork est conçue à partir de liège brûlé : issue de forêts touchées par les incendies, l’écorce calcinée – considérée comme un déchet – est transformée par un couple d’artisans (NF Cork). Les blocs épais deviennent des assises et tables basses contemporaines : profil aérodynamique et lignes incurvées ; les traditions portugaises vivent une nouvelle jeunesse. Et le designer français ne s’arrête pas là…
« Ma rencontre avec le chêne-liège français s’est faite au contact d’artisans passionnés », explique Noé Duchaufour-Lawrance, président du jury Design Parade à la Villa Noailles, en 2023. Après de nombreuses recherches sur le territoire proche de Hyères et ses alentours, le designer prend la direction du massif des Maures et du chêne-liège : un élément naturel, une ressource locale, un écosystème unique et des savoir-faire, tout s’alignait, même si l’économie du chêne-liège y est malmenée par la concurrence européenne (l’Espagne et le Portugal inondant le marché). « Sur place, j’ai senti comme un acte de résistance humaine – vouloir continuer à faire vivre cette économie – et un ‘acte de résistance’ de la nature, le chêne-liège étant parfaitement adapté face aux incendies. Le chêne-liège s’est imposé naturellement car il regroupe à la fois des aspects environnementaux, économiques et sociaux », ajoute-t-il. Ni une, ni deux, il décide que le prochain volet de Made In Situ portera son attention sur le chêne-liège du massif des Maures. Il le baptise « Chêne & Liège ». « Mes arguments et mes outils sont le design. Pour d’autres, c’est la politique ! Ce qui m’a touché, c’est la rapidité avec laquelle l’on peut déshériter des régions et des savoir-faire au profit d’autres. Et ce, au détriment d’un équilibre essentiel qui met en danger l’environnement et un tissu social. Cela me donne d’autant plus envie de remettre dans la lumière une filière tombée à l’abandon », concède-t-il.
Au cœur de la première réserve de liège française, le feu est devenu un élément central de préoccupation : s’il a récemment détruit une partie du massif des Maures, il révèle aussi la capacité du liège à protéger l’arbre du feu. C’est justement ce bois de chêne-liège, brûlé ou délaissé, que Noé Duchaufour-Lawrance souhaite valoriser. « Mon idée était d’extraire des billes et planches de bois, de les assembler avec Jean-Michel Roy, menuisier, pour créer des pièces de mobilier, et de les plaquer, ensuite, avec l’écorce de liège récoltée par Maurice et Matthias Junqué – les tout derniers artisans du liège, dans le massif des Maures. L’écorce, travaillée en placage de 2 à 3 cm d’épaisseur par le maître-artisan Charles Duteille, est aplatie en amont, dans un chaudron des établissements Junqué. J’aime la dynamique de ce projet qui rassemble une poignée d’artisans chevronnés », ajoute le quadragénaire, fier de valoriser l’artisanat local.
En surface, l’assemblage de plaques de liège n’est plus que nuances de gris, marron, beige et noir, en miroir de la forêt du massif des Maures. « En associant le bois et le liège, je les fais dialoguer à nouveau, libère le liège d’usages habituels et révèle l’environnement naturel de la matière », explique Noé Duchaufour-Lawrance. De plus, pour son exposition à la Villa Noailles pendant l’été 2023, il a choisi de mettre le liège au cœur de la scénographie : recouvrant le sol, le liège, chauffé dans une étuve et aggloméré grâce à la subérine, apparaît noirci. Il dégage une odeur particulière, légèrement brûlée, qui rappelle une fois encore l’environnement dont il provient. Et les nombreuses facettes du liège, matériau « zéro déchet » parfaitement adapté à notre époque qui fleure bon la fumée. Une invitation à explorer le massif des Maures et à remonter la course du temps.