De quelle matière notre époque est-elle le nom, laquelle caractérise notre temps ? Si l’on suit Alain Corbin
(A. Corbin, Fragilitas. Le plâtre et l’histoire de France, Plon), certains moments historiques se singularisent par une matière, c’est ce que l’on appelle un chrononyme, une portion de temps, perçue comme cohérente, qui acquiert un nom déterminé : l’art de la Renaissance, les Années folles, les Arts décoratifs… Ainsi, en poursuivant l’argument d’Alain Corbin, le marbre serait la matière de la Renaissance
(Michel-Ange), le chardon constituerait le symbole de l’Angleterre industrielle des premières décennies du XIXe siècle, le plâtre celui du milieu du XIXe siècle, le métal celui du tournant de 1900 (Gustave Eiffel), ou encore le plastique et le béton ceux de la seconde partie du XXe siècle. Une matière porte ainsi en elle une identité, de la part du concepteur et de l’artisan, aussi son usage n’a rien d’anodin. De cette manière, quelle est la matière qui caractérise notre époque ?
Deux tendances actuelles se dessinent : les déchets et les matières organiques prennent une importance grandissante. Si les métiers d’art participent activement à la redécouverte de la diversité des matières bien connues (pierres, métaux, textiles d’origines végétale et animale, verre, bois…), il est loisible de constater l’émergence, et de s’en réjouir, de nouveaux matériaux issus du recyclage de déchets plastiques ou naturels de la part des créateurs. La réutilisation de matériaux issus de la pétrochimie, ou ceux prélevés dans les décombres de nos agapes consuméristes, comme ceux des travaux publics mais également des coquillages, des fruits, des légumes ou de produits issus de la cuisson (drêche, marc de café…), marque notre époque soucieuse, enfin, de valoriser le respect de la nature et l’enrichissement de nos trop-pleins de consommation.
Ces « encombrants », qui ont fait la richesse de non-lieux (les décharges et les déchèteries, et le système de ramassage qui va avec), sont appelés à devenir nos nouvelles mines d’or. Un renversement complet de perspective où l’ignoble devient utile, où le caractère non identifié de l’agglomération des matériaux apparaît comme l’étendue de nouvelles perspectives créatives. En parallèle de l’étude d’Antoine Compagnon (A. Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Gallimard) qui a établi l’histoire des chiffonniers à Paris au XIXe siècle, notre époque redécouvre que le nouveau se façonne à partir de nos poubelles, que le neuf est usagé, que la pauvreté apparente d’une matière est la richesse de demain. Ce changement est profond et il constitue une évolution de paradigme que les créateurs, architectes, designers, métiers d’art commencent à s’approprier depuis quelques années.
Ces nouveaux matériaux peuvent apparaître de deux manières. Soit ils sont le symbole du déchet réemployé, et leur connotation n’est pas forcément positive, du moins pour l’instant. Soit, au contraire, ils apparaissent comme le symbole de notre capacité à nous réinventer à partir du passé et à ne plus considérer la nature comme un élément immatériel exploitable sans fin. Vient alors la question de savoir si notre époque ne peut se voir que comme la seule exploitation de déchets, ou si elle a la capacité de créer de nouveaux récits fondateurs qui puissent aller au-delà du réel et faire rêver.
Dans la phase enthousiasmante qui est la nôtre, ces matières inédites viennent imiter la surface noble qu’elles sont censées substituer : le marbre, le cuir, le bois… Elles sont, pour l’instant, des matières simulacres et de substitutions comme le furent les premières automobiles simulant les hippomobiles. Cette phase ne fait que rappeler et rendre finalement présent ce qu’il est difficilement acceptable de poursuivre, c’est-à-dire la surconsommation de marbre, de cuir ou de bois. Nous sommes encore dans cette phase de substitution et l’on peut prédire qu’il adviendra prochainement le moment où ces matériaux se suffiront à eux-mêmes, où ils raconteront, non plus leur origine basse, mais leurs nouveaux usages, les nouvelles caractéristiques et formes esthétiques. Alors cette période aura, peut-être, son chrononyme. La valeur ne sera plus fondée sur la rareté ou la complexe transformation, mais elle racontera notre capacité à surseoir à notre surconsommation destructrice.
Néanmoins, ne risque-t-on pas, comme avec le plâtre, de n’être qu’une époque de valorisation de déchets, de n’être que l’allégorie de l’éphémère qui abandonnerait le stable et le durable pour ne penser finalement que le recyclage sans fin ? Serons-nous le siècle de l’esthétique du déchet ?
Comme l’évoque Alain Corbin, la période du plâtre au XIXe siècle a été celle de l’éphémère où le moulage (le placage) du temps passé a marqué les politiques et les esthétiques éclectiques de cette période. Aussi, une création qui n’utiliserait que du déchet nous condamne-t-elle à ne nous voir et percevoir que comme une culture du réemploi et du dérivé, à ne concevoir la forme et l’usage qu’à partir de matières secondaires, non fixes, qui pourraient être très instables dans le temps ? Ces nouveaux matériaux sont-ils le symbole de notre époque, ou marquent-ils davantage une période de transition vers un nouveau matériau plus pérenne qui viendrait symboliser les temps futurs ?
Le temps, cher au Slow Made, saura créer et raconter la pertinence de cette nouvelle ère qui permettra de sortir de l’obsolescence programmée, pour entrer dans une pensée du cycle et de la pérennité programmés. L’axiome de Lavoisier évoqué par la philosophe Simone Weil dans L’Enracinement résonne : « Rien ne se perd, rien ne se crée ». Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme : le changement est, comme l’évoque la philosophe, ou dans la modification de forme, ou dans le déplacement d’un état à un autre, « mais jamais simplement [dans] des apparitions ou des disparitions ». L’acte créateur (ou réparateur) n’est pas une destruction/apparition mais une modification, une translation, un déplacement des formes, des usages ou des fonctions. Aux architectes, designers et métiers d’art d’apporter leurs actes de transformation… !