Miroir K2000 en pare-brise de voiture argenté • © Camille Lemonier
“What to design in a word of plenty?”
Hella Jongerius.
Cette question, je me la pose depuis le début de ma pratique, depuis maintenant presque 25 ans. En découvrant Droog
Design à Milan au tout début des années 2000, j’ai compris l’intérêt que représente l’objet manufacturé comme matière première. La commode conçue par Tejo Remy à partir de tiroirs chinés, assemblés dans des caisses en bois sanglées représentait pour moi l’illustration parfaite d’une démarche à suivre :
Observer, sélectionner des éléments potentiellement désirables, s’adapter à cette « matière » plutôt que d’essayer de la dompter, produire un objet nouveau avec une réelle fonction, beaucoup de sens, un pouvoir narratif très fort.
L’existant comme matière est un peu en dehors d’une logique commerciale puisque le déchet, le défaut fantastique, l’objet refusé a quelque chose d’aléatoire. Cette matière-là n’est pas toujours disponible, elle impose une grande souplesse de création et de production. J’aime cette idée de « faire avec », d’adaptation constante.
Cela demande plus de temps au créateur mais aussi à l’artisan qui parfois préfèrent travailler avec une matière neuve. Plus rapide à mettre en œuvre, plus sûre, plus contrôlé, plus dans les normes.
Et plus domptable.
Mais l’avantage de la matière existante est immense.
Le fournisseur est partout et la matière directement en stock : chez vous, sur
Le Bon Coin, sur Vinted, dans les brocantes, au fond des ateliers. En 2013, les architectes Rotor mettent en place Rotor DC (déconstruction) qui démonte, classe et revend les matériaux et objets de grands sites démolis.
C’est une source de matière de réemploi facile d’accès et intelligente. Leur force est la simplicité avec laquelle on peut se procurer ces matières objets, très bien photographiés, très bien référencés sur leur site et facile à commander.
Actuellement seule une minorité de démolisseurs intègrent du réemploi sur leurs chantiers. Pourtant jusqu’au début du siècle dernier cette pratique était la norme et les bâtiments étaient démantelés ou déplacés plus qu’ils n’étaient détruits.
L’hôtel de Cabre, construit en 1535 à
Marseille, a été retourné de 90° en 1954 lors de la reconstruction du Vieux-Port pour laisser place au programme de Fernand Pouillon. Le pont de la Concorde à Paris a été construit avec les pierres de la prison de la Bastille démantelée après la Révolution. Il est évident que cette démarche est à réactiver aujourd’hui, à toutes les échelles et dans tous les secteurs créatifs.
La maison Hermès l’a compris des 2008 avec son idée de gamme Petit H lancée par Pascale Mussard. L’atelier fabrique des pièces d’exception avec des matières, des chutes et objets inutilisés par la maison.
L’idée aussi est de valoriser cette
démarche sans qu’elle soit forcément visible dans l’objet fini. Ce n’est plus un argument, c’est une matière comme une autre pour créer quelque chose de
nouveau et de grande qualité.
Il faut prendre le temps de regarder, d’analyser, saisir l’opportunité que l’existant propose.
Pour moi, c’est aussi un rapport poétique à la matière, parfois de l’ordre du ready-made, parfois surréaliste en détournant les objets de leur usage. Je suis sensible aux autres vies que cette matière aurait croisées avant d’arriver dans nos mains. Des draps anciens qui auraient été témoins d’histoire d’amour, des portes claquées, des poignées effleurées par d’autres. Cela charge la matière de patine et d’émotion.
Il faut avoir un peu d’humour et de décalage pour utiliser cette matière. Et aussi beaucoup de bon sens. Finalement, c’est s’approcher de l’architecture ou du design vernaculaires, en essayant de créer des choses fonctionnelles, durables, réparables ou transformables comme le faisaient nos grands-parents. Avec un but, pouvoir le transmettre aux générations futures.