L’innovation par l’expérimentation

Par Victor Fleury Ponsin

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• Forge à induction - Atelier François Pouenat, 2024 • © Thomas Chéné

Les ingénieurs innovent en effaçant le lien du corps avec l’environnement afin d’analyser ce dernier. En s’abstrayant du monde et en se qualifiant de « bruit » pour ne pas perturber leurs résultats, ils découvrent.

Comment l’innovation, la découverte, peut-elle alors croiser l’artisan d’art qui expérimente, celui qui renouvelle son savoir-faire par la matière ?

Claude Lévi-Strauss différencie, dans son ouvrage La Pensée Sauvage, la pensée du bricoleur et celle de l’ingénieur. Il met en lumière deux manières de travailler le monde, à l’extérieur ou à l’intérieur de ce dernier. L’innovation passe alors soit par un regard en recul face à la matière afin de répondre à des problèmes techniques précis, soit avec les mains et l’âme plongées dans cette dernière.

L’expérimentation devient alors une clé de l’innovation. Dans la seconde vision que propose Lévi-Strauss, le bricoleur, ou ici l’artisan, crée à partir d’un monde fini, avec ses outils, ses connaissances ou encore son passé afin d’enrichir en permanence son regard sur l’Extérieur. Quotidiennement, l’artisan expérimente le monde. Ainsi les outils d’hier se transforment et changent de destination. La main se meut en pinceau, le soleil en lanterne, le mur en support. Le monde tout entier devient un prolongement du corps de l’artisan. J’emprunte les mots d’Edgar Morin pour définir l’artisan comme un « système ouvert » en perpétuelle construction, observation, intégrant dans son monde des outils à chaque fois nouveaux.

En expérimentant la matière, en la creusant comme on chercherait dans un bloc d’argile, l’artisan tombe sur le nouveau, par accident. À la manière d’un sacerdoce, l’artisan dédie son temps et son regard à sa matière. Ils se fondent, interagissent, avec comme but de devenir suffisamment intimes pour qu’ils se livrent. Alors la matière s’exprime ; à ceux qui veulent la comprendre.

Perçu comme inerte, le métal est une matière vivante. Depuis plusieurs années, je l’appréhende dans des projets mais surtout en atelier et notamment avec l’Atelier François Pouenat. À travers le bureau d’études, l’innovation issue de la pensée de l’ingénieur est évidemment omniprésente dans la fabrication de pièces métalliques.

Cependant cet atelier d’excellence se distingue par sa manière de manipuler le métal, physiquement et conceptuellement. Depuis qu’Ombre, agence de création que j’ai co-fondée, a repris la direction artistique de l’Atelier François Pouenat, nous nous
efforçons de renforcer la pensée du bricoleur basée sur l’expérimentation et l’écoute du matériau.

Le métal est une famille regroupant un grand nombre d’alliages, de corps simples et précieux. Chacun d’eux a une personnalité différente, plus ou moins fragile, fière, exigeante avec l’artisan. L’expérimentation est alors la clé pour les comprendre et ainsi proposer une lecture nouvelle de certaines matières ou savoir-faire. L’innovation souvent définie comme un but, devient, par l’expérimentation, un point d’étape dans une quête plus large, celle de l’apprentissage de la matière.

Claude Lévi-Strauss approfondit dans son ouvrage en expliquant que la création émane « des résidus et des débris » et s’appuie sur « les témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société ». C’est également en prenant en compte son histoire, son caractère, sa structure, son affinité à l’exercice de l’assemblage que le métal se livre, heureux de se présenter sous de nouvelles textures ou assemblages.
En s’appuyant sur cette pensée, l’Atelier François Pouenat traduit chaque projet en métal en y ajoutant une justesse et une grande sensibilité.

Dans le domaine de l’artisanat d’art, la pensée de l’ingénieur permet indéniablement de répondre aux demandes des créateurs sur un plan constructif mais en l’associant avec la pensée du bricoleur, l’artisan propose une vision globale, apportant aux projets une approche sensible. Il fait ainsi sourdre, sur chaque dessin, une vision intime de sa matière afin de conférer, au fil des générations, un caractère entier et vivant à la matière.