Matière hypersensible

Par Ariel André, fondateur de GOLEM

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Permettez-moi de commencer ce billet par une confession. Enfant, animé par un fétichisme que je ne savais pas encore dompter, j’ai touché ! J’ai touché, tripoté, frôlé, caressé un nombre incommensurable de chefs-d’œuvre dans les musées parisiens où ma mère me traînait les mercredis après-midi. Tellement que je ne pourrais faire l’inventaire de toutes les fesses en marbre, les coins de cadres, les os fossilisés, les velours, les tentures, les métaux et les peintures. Mais, de toutes ces transgressions tactiles, une est inscrite en moi de manière indélébile, le boa en fourrure de Mademoiselle Rivière. Ce portrait de jeune femme peint par Ingres en 1806 trône au centre du département peinture du bien gardé Louvre. Mais devant le réalisme du rendu duveteux de la fourrure blanche je devais négliger les conséquences que j’encourais à frôler la toile ; j’ai touché !

Lorsqu’une image de la matière éveille en nous le sens du toucher comme le fit la fourrure de Mlle de Rivière en moi, on parle de son caractère haptique. Haptique est par exemple l’asphalte humide des rues du jeu Matrix Awakens sur PlayStation 5, unanimement qualifié par la communauté de gamers de ‘claque’ visuelle. Mais qui de nous, éprouve dans sa vie quotidienne un irrépressible désir de toucher la chaussée brunâtre trempée par les écoulements de pluie sur les façades grises d’une ville moderne ?

Ainsi, des représentations numériques de haute qualité peuvent éveiller des réponses sensorielles encore plus puissantes que les objets matériels. C’est sur ce rapport pulsionnel à la matière que joue l’équipe Innovation de chez Louis Vuitton lorsqu’en juin dernier, elle publie la vidéo du jumeau numérique du sac Speedy 40 par Pharrell. Dans la séquence, seul un plan rapide montre l’objet dans son entièreté, le reste est fait de travelings érogènes léchant en extra-gros plan le grain du cuir luisant sous un soleil type californien. Brillant objet du désir.

L’image numérique s’adresse ici directement à nos pulsions. Or, un pan de l’architecture dans lequel il est légitime, voire encouragé, d’activer les pulsions des usagers est ce qu’on appelle en bon français le Retail.

En 1966, Hans Hollein livrait la boutique de bougies Retti à Vienne. Outre son seuil phalliforme, l’intérêt patrimonial de cet ouvrage réside dans l’emploi radical de l’aluminium anodisé, de la façade extérieure au fond de la boutique. Hans ira jusqu’à y faire référence dans les sacs de vente qu’il conçoit en plastique argenté ; un peu de cette matière extra-contemporaine à ramener chez soi. Le matériau ici est statutaire, il contraste avec le contexte environnant de la Vienne pré-68, enveloppe les usagers d’une atmosphère légèrement contestataire et déteint son caractère progressiste sur eux.

La matière parle pour l’architecte, elle porte son discours. Or, à l’heure où Apple, le leader mondial du hardware, décrit ses lunettes de réalité augmentée comme “un ordinateur spatial révolutionnaire qui fusionne sans distinction le numérique avec le monde physique”, il revient à l’architecte de se saisir de la substance numérique pour parler avec la langue qui lui est contemporaine.

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Le maître d’œuvre peut désormais, non seulement employer les matériaux de son choix, mais toute une nouvelle dimension de conception s’offre à lui. Affranchi des règles newtoniennes de la physique, il peut contrôler les effets du vent sur ses drapés, utiliser le vide comme son mortier et même braver l’interdit ultime pour un architecte : construire avec le feu !

Dans ce nouvel état du monde construit où tout est virtuellement possible à moindre effort, l’emploi du marbre, de l’or et des autres matériaux précieux apparaît comme une idée surannée du luxe. Si le luxe est issu de la rareté, de la complexité de mise en œuvre, du superflu, comment se reflète-t-il dans les matériaux numériques ?

La réponse se trouverait peut-être dans le poil. À la sortie en 2001 de Monstre Inc., les Studios Pixar mettaient en avant dans leur vidéo promotionnelle les technologies qu’ils avaient spécialement développées pour générer la toison de Sully, gros monstre aussi gentil que poilu. 12 ans plus tard, à la sortie de la suite, Monstre University, les mêmes Studios se félicitèrent d’avoir réussi à multiplier la quantité de poils de Sully par plus de 5 pour atteindre le nombre de 5,4 M ! Encore une fois, le caractère haptique de l’image de la fourrure et la virtuosité nécessaire à son rendu participent activement à l’aura de l’œuvre. La boutique numérique de luxe serait alors en ‘finition velue’.

Un autre potentiel de la matière numérique dans l’espace est celui de la littéralisation de l’allégorie. Dans notre processus de conception pour la galerie superzoom à Paris, le sol synthétique, les formes organiques, le moelleux de la banquette et la couleur rose font référence au caractère fondamentalement accueillant des parois utérines. Grâce à la propagation de la matière numérique sur la surface physique, nous pourrions imaginer texturer notre entrée pour plonger les visiteurs dans une hystéroscopie féérique, sollicitant les souvenirs joyeux d’un épisode d’Il était une fois… la Vie ou du Bus Magique.

Au-delà de la haute fidélité, la technique permet de transcender les limites physiques de la matière et d’évoquer des réponses sensorielles d’une intensité étonnante. La superposition des potentiels du numérique sur l’espace physique nous permet de dépasser l’espace rationnel pour faire l’expérience d’un environnement fantasmagorique sans passer par la transe pathologique ou la consommation de stupéfiants. Elle a cette qualité potentielle d’apporter quelque chose de plus à l’expérience du vécu et d’étendre les spectres de nos champs sensoriels et de notre conscience physique.

Tout comme l’indélébile sensation laissée par l’image d’une fourrure peinte, la matière numérique, lorsque mise en œuvre avec talent, a le potentiel de marquer le marbre de nos esprits.

• par ordre d’apparition : FVCKRENDER, HYDRA • TAVOSTUDIO, puffy number 3 • TAVOSTUDIO, puffy number 7