Mise en scène à la française

Par Laurie Picout

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Campagne d’acquisition Mobilier national • © Faustine Letellier

En France, nous avons l’art de la mise en scène ! Dès la fin du Moyen Âge, l’ameublement des châteaux royaux est un sujet de premier plan car la Cour royale cherche à se mettre en scène à travers l’exposition de ses collections d’objets d’art, notamment l’orfèvrerie et les textiles. Henri IV crée le Garde-Meuble en 1604 qui deviendra le Garde-Meuble de la Couronne sous Colbert avant d’être transformé en Mobilier impérial et, enfin, Mobilier national après la chute du Second Empire en 1870. Dans ses locaux du 103 quai d’Orsay, un musée est ouvert deux jours par semaine pour montrer au public les séries de tapisseries et meubles précieux appartenant à la France. C’est finalement en 1937 que l’institution prend ses quartiers dans un nouveau bâtiment construit par Auguste Perret, sur les anciens jardins de la manufacture des Gobelins, dans le 13e arrondissement de Paris.
Aujourd’hui, le Mobilier national a pour mission de meubler les bâtiments officiels de la République française (Palais de l’Élysée, Hôtel de Matignon, ministères, ambassades), en leur prêtant des objets issus de sa collection qui compte plus de 200 000 pièces.

La pandémie Covid et les confinements fragilisent le secteur du design. En 2020, le Mobilier national lance, pour la première fois, une campagne de nouvelles acquisitions en soutien aux professionnels. Avec la volonté de faire de cette institution historique « un lieu vivant à la croisée des innovations en matière de design », son président Hervé Lemoine défend l’idée que « ses collections doivent être l’expression de la création contemporaine, la vitrine du talent de celles et ceux qui font le design d’aujourd’hui ». Il estime que « la richesse des propositions, la diversité et l’originalité des œuvres sélectionnées, témoignent de la vitalité de la création française et constituent le patrimoine de demain ». Au total, les nouvelles entrées du Mobilier national en 2024 regroupent 54 pièces de mobilier, des assises aux luminaires en passant par des secrétaires ou des fauteuils, conçus par une quarantaine de designers. Seule contrainte des candidats : leur pièce doit être déjà fabriquée, en édition limitée à huit exemplaires. Panorama de la création contemporaine, cette sélection met en lumière les réflexions esthétiques et environnementales actuelles.

Tour d’horizon avec le fauteuil Taglio de Rodolphe Parente, la colonne
Tholos du studio Joachim-Morineau, les carreaux de Sea Project par le studio Polcha, le luminaire Venus de Sophia Taillet et la lampe Bichette de Pauline Androlus.
Au sein de son studio fondé en 2009, Rodolphe Parente manipule une grande diversité d’échelles et d’usages de l’architecture intérieure et du design, entre appartements, hôtels, restaurants, salles de sport, bureaux et mobilier. Il puise ses influences esthétiques dans l’esprit novateur des années 1930, le glamour des années 1970 et la radicalité des années 1980. En 2022, il dessine sa première collection de mobilier « Apertura », dont le fauteuil Taglio pensé comme une masse sculptée, faite d’additions et de soustractions de volume.

Comment avez-vous imaginé Taglio ?

Le fauteuil Taglio est pensé comme une sculpture-mobilier dévoilant de nouveaux usages. À l’image de l’identité de mon travail, Taglio exprime une ligne tendue, un travail de textures et développe un langage de formes primaires. Taglio cultive un goût pour l’illusion, la contreforme et les matières expressives. Cette pièce existe en de nombreuses finitions (bois et tissu) et fait partie de la collection « Apertura ».

Pourquoi avoir proposé cette pièce au Mobilier national ?

J’ai choisi de présenter Taglio comme pièce de sculpture-mobilier pour la nouvelle campagne d’acquisition du Mobilier national, car c’est une suite logique de ma pratique de l’architecture et du design vers une pièce d’ameublement. Dans mon approche, j’entretiens des liens forts et singuliers entre les espaces et ce qui les compose. Oscillant entre macro-meuble et micro-architecture, Taglio fait partie d’une gamme de pièces de mobilier pensée comme lors de ma présidence au jury de la Villa Noailles, un intérieur composé de mobiliers-espaces.

Que retiendriez-vous de l’inscription de Taglio au Mobilier national ?

Le Mobilier national est un symbole de rayonnement du patrimoine mobilier français aussi bien en France qu’à l’étranger. Dans sa mission d’exper-
tise et d’acquisition, la sélection du Mobilier national met en valeur des esthétiques, des savoir-faire et des techniques innovantes. Intégrer Taglio dans les collections du Mobilier national est synonyme de diversité et d’ouverture vers une esthétique nouvelle et singulière qui reflète la curiosité de notre époque pour des pratiques transversales.

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Pauline Leyravaud et Charlotte Tarbouriech, fondatrices du studio Polcha en 2021, explorent tous les domaines du design : de la création de mobilier à l’aménagement intérieur, en passant par la scénographie, les décors et installations. Le duo privilégie un impact environnemental minimal via un écosystème vertueux basé sur l’upcycling. Les carreaux en terre cuite inspirés de la thématique de la mer de « Sea Project » proposent un trompe-l’œil dans un nouveau langage visuel, inventif, anticonformiste et réjouissant.

Comment l’idée de « Sea Project » est-elle née, et comment l’avez-vous réalisée ?

« Sea Project », notre première collection de carreaux en terre cuite, puise son inspiration dans la beauté et la diversité de l’élément aquatique, elle constitue une véritable ode à l’eau et à la nature. En collaborant avec un atelier artisanal dans le sud de la France et en intégrant des pratiques durables à chaque étape de notre processus de production, nous avons voulu transmettre un message de respect et d’admiration pour la nature qui nous entoure. Ainsi, « Sea Project » est produite chez Alain Vagh, une entreprise qui travaille la terre cuite et la pierre de lave de manière artisanale.

Pourquoi avoir proposé ce projet au Mobilier national ?

En proposant « Sea Project » au Mobilier national, nous avons cherché à présenter notre proposition graphique audacieuse et originale à une institution traditionnelle. Cette démarche visait également à tester notre légitimité et notre capacité à être reconnus dans un contexte où l’excellence et la tradition prévalent souvent. Nous considérons cette opportunité comme une validation de notre vision et de notre créativité, tout en ouvrant de nouvelles perspectives pour notre studio dans le monde du design.

Que représente pour vous l’inscription de « Sea Project » au Mobilier national ?

L’inscription de « Sea Project » au Mobilier national représente pour nous une étape majeure dans notre parcours. C’est une reconnaissance gratifiante de notre travail et de notre approche artistique. Cette opportunité nous a permis d’élargir notre audience et de consolider notre crédibilité en tant que studio émergent. De plus, elle a ouvert de nouvelles portes dans l’industrie du design, nous offrant davantage de visibilité et de possibilités de collaboration. En somme, cette reconnaissance nous motive à poursuivre notre engagement envers l’innovation et la durabilité dans notre pratique créative.

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Les designers français Carla Joachim et Jordan Morineau ont créé le studio Joachim-Morineau à Eindhoven aux Pays-Bas afin de créer des passerelles entre les époques. Ils sont convaincus qu’en intégrant des influences du passé dans leurs objets, ils créent un lien émotionnel et visuel avec les utilisateurs. La colonne Tholos, issue de la série de « Archetypes », reprend visuellement et structurellement des éléments architecturaux grécoromains pour les retranscrire en une nouvelle esthétique industrielle.

Quelles sont vos sources d’inspiration pour Tholos et que vouliez-vous raconter avec cette pièce ?

Cette colonne s’inspire de détails architecturaux gréco-romains, que ce soit dans les frontons, les formes des colonnes, ou la rythmique. Ces éléments sont reproduits à l’aide de profils industriels standardisés en aluminium, puis façonnés sous forme de piédestal. Nos objets créent un dialogue entre l’esthétique grécoromaine du passé et les techniques ainsi que les matériaux utilisés aujourd’hui.

Pourquoi avoir proposé cette pièce au Mobilier national ?

Tholos fait partie de la collection plus large, nommée « Archetypes » et inspirée de différentes structures de temples et de formes de colonnes du Parco Archeologico del Colosseo à Rome. La colonne Tholos, et ses consœurs Metope et Pteron, pièces pionnières de cette collection, représentent notre propos et notre identité visuelle. Nous envisageons déjà de proposer d’autres pièces de la même collection au Mobilier national.

Que ressentez-vous vis-à-vis de l’inscription de Tholos au Mobilier national ? Quelles pourraient en être les retombées pour votre studio ?

L’inscription de Tholos au Mobilier national suscite en nous un sentiment de fierté et de reconnaissance, car elle atteste de la valeur de notre œuvre même à l’étranger. Et ce d’autant plus, si celle-ci est exposée dans des lieux prestigieux comme l’Élysée. Il est possible que cela nous ouvre les portes du marché français, renforçant ainsi notre visibilité et notre crédibilité dans les médias, ce qui pourrait, entre autres, faciliter des collaborations avec des maisons d’édition françaises.

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Sophia Taillet travaille à la frontière de l’art et du design, avec toujours une attention particulière portée à l’exploration de la matière comme vecteur de création. En immersion dans les ateliers des artisans, elle s’inspire de leurs gestes pour imaginer des objets-sculptures qui posent un nouveau regard sur la matière. Entre surface onduleuse et courbe voluptueuse, Venus, co-édité avec la galerie 13Desserts, est un luminaire en verre soufflé qui explore les techniques traditionnelles de mise en œuvre du verre en fusion.

Quelles sont vos sources d’inspiration pour Venus ?

Mon inspiration pour le luminaire Venus provient de ma fascination pour l’exploration des techniques traditionnelles du verre soufflé. En collaboration avec un artisan verrier, j’ai repoussé les limites du verre en détournant la technique ancestrale de la cive (pièce de verre circulaire) dans la création d’une forme organique. La matière en fusion se courbe sur un tube de verre lumineux puis se fige. Cette pièce incarne l’intersection entre l’art et le design, reflétant mon attention de mettre en lumière la grâce et la subtilité du travail artisanal dans un contexte contemporain.

Pourquoi avoir proposé cette pièce au Mobilier national ?

La proposition de Venus s’est faite de manière naturelle, en accord avec les valeurs qu’elle incarne. Le Mobilier national symbolise la richesse et la diversité du patrimoine artisanal français, et je souhaitais inscrire mon travail dans cette lignée. Venus représente à la fois une exploration artistique novatrice et un hommage aux savoir-faire traditionnels.

Que retiendriez-vous vis-à-vis de l’inscription de Venus au Mobilier national ?

L’inscription de Venus au Mobilier national est une reconnaissance significative de mon travail et de ma démarche artistique. Cela ouvre de nouvelles opportunités d’exposition et de collaboration, tout en contribuant à la préservation et à la promotion des techniques artisanales dans le domaine du design.

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Pauline Androlus, designer pluridisciplinaire, a une appétence particulière pour les matériaux et les savoir-faire artisanaux comme industriels. Elle se montre attentive au rôle social du design, et la question de l’humain et du territoire guide ses réflexions. Bichette est une lampe à adosser, clin d’œil à l’épuisette utilisée pour la pêche à la crevette. Pour accentuer sa ligne et sa singularité, elle est monochrome avec une maille en métal déployé provenant de l’univers industriel. Se situant entre le lampadaire, la baladeuse et l’applique, ce luminaire joue avec les typologies et fait glisser l’objet vers un tout autre usage.

Que voulez-vous raconter avec Bichette ?

Bichette est un clin d’œil aux épuisettes de la pêche à pied à la crevette. Avec cette lampe, je souhaite exposer une part de notre patrimoine à la fois matériel et immatériel, représentatif de l’histoire des populations des littoraux. Cet objet-outil qu’est l’épuisette, parfois surnommée « bichette » ou « haveneau », a une forme singulière à la fois graphique et fonctionnelle, et est naturellement déposé contre un mur.

Pourquoi avoir proposé cette pièce au Mobilier national ?

J’ai proposé cette pièce au Mobilier national car elle rend hommage à notre patrimoine. Lors de mes recherches, j’ai découvert que cette activité rude et physique était majoritairement exercée par les femmes de marins pour apporter des revenus supplémentaires au foyer durant l’absence des maris partis en mer. Le lampadaire Bichette rend hommage à ces femmes fortes et indépendantes.

Que ressentez-vous vis-à-vis de l’inscription de Bichette au Mobilier national ?

Voir une des huit Bichette - Bleu Cosmos entrer dans les collections permanentes du Mobilier national est un honneur pour cette création et tout ce qu’elle évoque. C’est également une importante reconnaissance et un soutien pour ma pratique de designer. J’espère que cette mise en lumière va ouvrir des portes au développement de cet objet, conduire à de nouvelles collaborations et permettre de concevoir des projets en lien avec le territoire et les savoir-faire.

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par d’ordre d’apparition : • Taglio03, Rodolphe Parente © Studio Erick Saillet • Taglio01, Rodolphe Parente © Ophélie Maurus

• Collection « Sea Project », fauteuil modulaire Puddle, POLCHA Studio © Maxime Leyravaud

• Tholos, Studio Joachim - Morineau, 2020 © Studio Joachim-Morineau

• Luminaires Venus pour la galerie 13Desserts, Sophia Taillet © Jeanne Bouchet puis Sophia Taillet

• Frostedpink, BICHETTE © Androlus • BleuCosmos, BICHETTE © Androlus