Agir dans le milieu : une action révolutionnaire !

Par Marc Bayard

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Carreaux de verre, Vagues, gris dégradé, Atelier George • © Eve George

L’Histoire est une chose bien curieuse, elle est souvent soumise aux aléas des modes et des contextes. Certains aspects sont délaissés ou méprisés durant un temps, puis reviennent au centre des attentions. Il en est ainsi de la théorie dite des climats, qui, aujourd’hui, s’appelle la pensée du milieu. Quèsaco ?

Une partie de la philosophie de l’histoire et de la politique durant la période antique (notamment Hippocrate, Aristote ou Ibn Khaldoun) suggère que chaque société humaine, selon les latitudes géographiques, produit ses propres normes, son régime politique et son droit qui s’appliquent à une communauté humaine délimitée par une géographie et souvent soumise à des climats spécifiques. Les pays chauds ou les pays froids, humides ou secs, produisent des organisations humaines et des normes législatives spécifiques : c’est une manière de réfléchir à la relation entre l’homme et son environnement naturel, ou, pour le dire autrement, poser les fondements du lien entre Nature et Culture.
Au XVIIIe siècle, Montesquieu évoque dans De l’Esprit des lois cette théorie du climat pour expliquer la spécificité du cadre législatif et les régimes politiques européens et français, jugeant ce dernier, dans un européocentrisme amplifié, supérieur aux autres. Le déterminisme naturel et le sentiment de supériorité de Montesquieu, dans une période d’affirmation du libre arbitre, de l’universalisme et du citoyen libre du Siècle des Lumières, seront critiqués dès cette époque. Néanmoins, on a oublié que le lien entre l’homme et la nature ne pouvait être écarté. Quelques siècles plus tard, et quelques catastrophes naturelles se rappelant à nous, on reconsidère l’objet théorique du climat d’une tout autre manière. La notion de milieu, ou de « médiance », énoncée en particulier par le géographe Augustin Berque, pose l’interaction de l’humain et de son environnement. Elle constitue la condition d’une révolution de la pensée et de l’action créatrice, en particulier dans l’architecture, le design et les savoir-faire.

La pensée du milieu (le fûdo) est exposée par le philosophe japonais Tetsurô Watsuji (1889-1960)  : il établit une relation intentionnelle et corporelle entre l’homme et son environnement (T. Watsuji, Fûdo, Le milieu humain, CNRS éd., 2023). Il propose une connexion profonde entre l’individu (le je) et son entourage environnant, ce dernier (notamment les conditions climatiques et géologiques) conditionne le local (le sujet et son cadre de vie). Les productions de la nourriture, de l’habitat, des vêtements ou des objets, quelles que soient ses réalités physiques, sont interdépendantes et interagissantes avec le cadre géographique (et donc climatique). Pour le philosophe japonais la relation espace-temps est prédominante et la structure sociale et artistique apparaît comme intimement liée à l’espace et à la temporalité, ce que la philosophe Simone Weil évoque dans L’Enracinement. Aussi, la liaison entre le corps et l’esprit n’est pas vue de manière disjointe, comme elle le sera dans la pensée occidentale depuis la fin du XVIIIe siècle, mais comme faisant partie d’une réunification de deux pôles d’une même entité. L’homme n’endosse pas uniquement son passé et une mémoire individuelle et collective, il est aussi « chargé d’un milieu », d’une relation au monde qui ne saurait s’inscrire dans l’opposition, comme l’a proposé le monde productiviste du XXe siècle, mais en étant l’acteur de l’interaction avec son environnement.

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Vous me direz, quel est le rapport entre le fûdo et le design, l’architecture et les savoir-faire des métiers d’exception ? Je vois plusieurs axes de convergence et de ligne d’action pour une pensée révolutionnaire du milieu.

D’abord, il est urgent de développer une pensée conjonctive et non plus disjonctive de la création : elle doit dorénavant s’inscrire dans une combinaison du temps humain avec le temps naturel (saisonnier, minéral, végétal et animal). La production avec des ressources en circuit court contribue à cette approche conjonctive, mais également le recours aux matériaux de seconde main ou recyclés, comme l’accompagne par exemple l’association Les Canaux à Paris, ou l’entreprise Le Pavé (édition de matériaux d’écoconstruction), fait partie de cette préoccupation d’une pensée de rassemblement où le milieu interagit avec l’humain. Les recherches et les productions de Lucile Viaud en Bretagne qui colore ses créations verrières avec les déchets de la conchyliculture locale, ou encore les productions de pavés de verres d’Ève George avec des chutes de matière participent de cette économie circulaire. Les recherches en design sur le bois brûlé en lien avec les territoires de Jean-Baptiste Sénéquier ou de Garance Maurer sont une manière d’envisager également l’après-destruction (les incendies ravageurs dans le sud de la France ou en Californie) et posent les conditions d’un renouveau. Ainsi, si une grande partie de la création du XXe siècle s’est inscrite dans un schéma devenu commercial de la disruption et de la nouveauté (création artificielle de nouveaux besoins), il n’en est pas moins urgent, comme le montrent les exemples cités, de promouvoir la nouveauté d’aujourd’hui en liant innovation et milieu.

Par ailleurs, la mémoire du milieu, parfois lointaine dans le temps, doit être réinvestie dans toutes ses dimensions afin de créer une médiance qui puisse développer un enracinement des productions. Le réel des matériaux, et leur histoire ainsi que le savoir-faire de leur production et de leur transformation n’est pas seulement un enjeu de récit, mais ils deviennent l’axe central du système de production et de consommation. Il est difficile, pour ne pas dire périlleux, d’envisager dorénavant un système productif qui utilise des ressources ayant parcouru des milliers de kilomètres, avec parfois des allers-retours cauchemardesques. Les ressources végétales (bois, coton, lin…), animales (laine, soie, peau…) ou minérales (terres, pierres, marbres…) auront d’autant plus de valeur, dans l’usage et le récit, qu’elles auront été exploitées dans un territoire de proximité. Le travail important du Collectif Tricolor qui valorise la production de la laine sur le territoire national, en amont et en aval de la chaîne de valeur, concourt à cette aventure mémorielle de l’agropastoralisme en France. De même, l’expérimentation actuelle de la Maison Roze à Tours, qui replante des mûriers pour retrouver un gisement de soie dans la région tourangelle (comme elle l’a été au XVIe siècle), montre un chemin à suivre d’un très grand intérêt.

Enfin, cette perspective du milieu accentue une géographie de la création et de la fabrication. Cette liaison entre création-production et le milieu ne saurait faire renaître un quelconque aspect pittoresque ou un localisme inutile et de mauvais aloi. La pensée de l’architecte ou du designer, associée aux capacités de production des savoir-faire affirme une création originale. Le fabricant de mobilier Alki dans le Pays basque, ou le site verrier de Meisenthal, sont le bon exemple de cet attachement aux territoires de production. Dans cette perspective, l’architecture ou le design mainstream ne sont plus la tendance car ils sont le symbole d’une globalisation destructrice des ressources et s’affirment dans la négation ou l’effacement des milieux.

Le fûdo n’est donc pas qu’une manière de penser et d’agir dans le lien entre l’humain et son territoire, c’est une éthique de l’action et de la création. La révolution Slow Made consiste à retrouver de la continuité, avec de l’innovation, sans chercher la rupture, souvent très marketing, qui ne fait finalement que détruire les ressources et les environnements.

photos : Exposition « Fil de lune, rayon de laine », Collectif Tricolor, Mobilier national, 2021 © Thibaut Chapotot