Conversation Victoria Wilmotte x Lucia Massari

Par Victoria Wilmotte

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La rédaction invite Victoria Wilmotte à rejoindre le comité éditorial pour la curation du portfolio.

Victoria Wilmotte : Lucia et moi nous sommes rencontrées au RCA de Londres. Nous avons passé une année ensemble sur les deux du Master. Je me souviens avoir fait partie du jury d’entrée pour des portfolios. Celui de Lucia avait une aura unique. Il réunissait des images d’œuvres mêlées au quotidien, imprimées sur du papier photo et collées ensemble. Il fallait les décoller une à une pour les découvrir.
Après le RCA, nos chemins se sont croisés à un atelier organisé par Martino Gamper, designer. Il réunissait un groupe d’anciens étudiants pour aller à la rencontre d’artisans italiens de la région de Vicence. Nous avons exposé ensemble à Milan. Depuis, nous nous voyons à Venise à chacune de mes visites. En partageant son quotidien là-bas, je me mets dans la peau d’une vraie Vénitienne :je prends le Vaporetto à Murano, je déguste des cappuccinos avec des tramezzinos, et je fais même des sauts dans des endroits improbables pour trouver des ampoules et des outils en tout genre.
Venise est très loin de l’image touristique qu’on lui prête à travers le monde. Lucia m’a présenté Barbini Specchi Veneziani, avec qui elle travaille aussi. C’est un autre point que nous avons en commun lorsque je viens à Venise.

Aurais-tu la même approche du design si tu n’avais pas étudié au RCA ?

Pas du tout.
J’ai étudié le design en Italie. C’était une université très académique qui dispensait beaucoup de cours d’histoire et laissait moins de temps à l’expérimentation et au travail manuel. On n’avait pas l’occasion de se salir les mains.
En quête d’une expérience différente, j’ai poursuivi des études au Royal College of Art de Londres, réputé comme l’une des meilleures écoles de design au monde.
À cette époque, j’avais peu d’expérience. Mon avenir était encore flou. J’ai passé ces deux années à tâtonner et à expérimenter dans l’espoir de trouver ma voie.
Je ne peux pas dire que cela a été une franche réussite. Ces deux années m’ont semblé deux fois plus longues, ce qui a compliqué la tâche. Mais elles m’ont aussi façonnée, car elles m’ont apporté plus de profondeur et m’ont poussée à une remise en question et à une quête de réponses constantes.
Je me considère extrêmement chanceuse d’avoir eu des tuteurs comme Martino Gamper et Jurgen Bay, qui ont considérablement élargi mes horizons.

Aurais-tu la même approche du design si tu vivais encore à Londres ?

Je ne pense pas, non. Je ne sais pas si j’aurais encore été designer.
Après mon diplôme, je suis restée en Angleterre pendant quelque temps, car Londres est une ville très riche en matière de design. Mais le hasard a voulu que je sois appelée pour des stages non seulement en Italie, mais particulièrement dans ma région, dont un à Venise.
L’Italie est réputée pour sa richesse en matière d’artisans. Elle surpasse d’autres endroits, y compris Londres, en termes de quantité et de variété d’artisans qualifiés.
Ces occasions m’ont rapprochée de l’artisanat. J’ai découvert toute l’implication du travail auprès d’experts, traînant derrière eux des siècles de compétences et de connaissances.
De retour en Angleterre, j’ai ressenti le manque de ces compétences artisanales qui venaient compléter mon travail.
Je ne suis pas particulièrement touche-à-tout en matière de fabrication. Je travaille beaucoup sur les couleurs et j’aime contrôler la matière, mais je préfère confier la production à des experts. Je pense que cela vient du fait que j’utilise beaucoup le verre dernièrement, que je ne peux pas travailler moi-même. Cela m’a appris à être plus conciliante et à comprendre qu’on ne pouvait pas tout contrôler.
Par essence, le verre est un équilibre délicat entre intention et réalité. J’ai appris à m’adapter et à jongler avec l’impondérable. L’objectif est de trouver l’accord parfait.

Penses-tu que notre style est influencé par notre lieu de vie ?

Je pense oui, de manière indirecte et subtile.
Ce que je trouve vraiment inspirant à Venise, c’est sa dynamique unique. Le fait de vivre dans un lieu où le sol est en mouvement constant, où les gens s’adaptent ingénieusement à l’environnement, que ce soit pour les déplacements, le travail et les loisirs. Une ville où le concept de « slow life » n’est plus un choix, mais une règle de coexistence.
L’eau a été le premier matériau auquel j’ai été confrontée, mais aussi le plus viscéral et le plus instinctif. Je lui trouve des similitudes avec le verre, à plusieurs égards.

Penses-tu qu’il y a une forme d’inspiration inconsciente quant à ton attirance pour l’artisanat traditionnel vénitien ?

Non, je pense que c’est tout à fait intentionnel.
Je crois intimement aux propos de Jimmy Durham quant à la création d’arts visuels : même l’acte le plus spontané et impulsif est toujours une œuvre intellectuelle. Mon travail a toujours une référence qui va au-delà des couleurs que je choisis, même lorsqu’il semble motivé par l’esthétique pure ou qu’il revêt un style enfantin.
En détournant les ornements traditionnels, j’essaye d’alléger le poids de l’esthétique historique et du sérieux intrinsèque qui imprègnent les objets en verre. Mon travail autour du verre de Murano est souvent un prétexte pour démythifier, désacraliser et, finalement, démocratiser le verre et le travail de Murano.

Comme Venise est une île et que l’approvisionnement y est plus délicat, je sais que tu as parfois du mal à trouver certains matériaux sur place. Penses-tu que cela te bloque dans tes créations ?

C’est difficile, même si j’essaye toujours de travailler avec les ressources dont je dispose. Quand j’imagine un projet, je ne pense pas tout de suite au côté inaccessible des matériaux.
Cela dit, c’est certainement ce qui m’a poussée vers l’option la plus ingénieuse et la plus pratique : le verre. Que ce soit la chance ou la force du destin, je me suis sentie de plus en plus attirée par ce matériau ; bien plus que je ne l’aurais imaginé.

Comment gères-tu les formes en général ? Que signifient-elles pour toi ?

Je suis tranchée à ce sujet. Lorsque je travaille le verre, il y a toujours une partie de la matière qui demeure incontrôlable et contribue au résultat final. Peu importe la technique utilisée pour manipuler le matériau, il a son propre langage qui transcende la réalité et va parfois jusqu’à suggérer les formes.
Quand je ne travaille pas le verre, j’ai généralement plus de contrôle.
Je suis les formes obtenues petit à petit pour un résultat le plus proche possible de mon idée originale. C’est le cas de Softwood, une collection de tabourets rembourrés en tissu moiré.
Ces tabourets ont été créés suivant une approche axée sur l’imitation, où chaque aspect est centré sur la notion de ressemblance au bois. Pour ce faire, j’ai utilisé du tissu moiré qui reproduit le grain du bois, avec des veines et des formes qui rappellent ses motifs incrustés. Les parties segmentées des différents tissus moirés font volontairement penser à une décoration de marqueterie de bois.

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