Design Parade : quelle est la valeur de la matière ?

Par Lisa Agostini

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Reliques galvaniques, Alex Sinh Nguyen, Villa Noailles • © Luc Bertrand

Figurant comme l’un des épicentres incontestables de l’avant-garde, la Design Parade, imaginée et créée par la villa Noailles, a encore fait état d’un délicieux foisonnement créatif. Un foisonnement qui ne se contente pas d’être coquet, mais qui vient également interroger les rôles, hiérarchies et valeurs attribués à la matière.

Le lin. Cette matière protéiforme a su se décliner chez de nombreux finalistes de la Design Parade Toulon, volet du festival consacré à l’architecture d’intérieur. En béton de lin et en voilage aérien dans le train fantastique d’Alice Roux et Mattia Listowski, dans le tramage délicat d’une carte chez Clémentine Debaere-Lewandowski, dans les rideaux vaporeux du palazzo abandonné de Sara Guédès et Sébastien Gafari, ou encore dans la géniale bibliothèque de Romain Joly et Lisa Bravi, lauréats du Prix Visual Merchandising décerné par Chanel, où les ouvrages en lin amidonné sont tourmentés par le mistral.
Mais s’il est bien une installation, où il s’est déployé en toute majesté, c’est sans nul doute dans Hantises, habiter avec l’invisible de Clément Rosenberg, gagnant du Grand Prix Van Cleef & Arpels 2023. Sa pièce maîtresse ? Un chapiteau aussi inquiétant que fascinant. « Je souhaitais réfléchir à un matériau composite 100 % en fibre végétale, explique le designer, qui croise des sous-produits de la filière lin qui n’ont pas l’habitude de se rencontrer. » Ainsi, le ruban de lin peigné vient orner la coiffe de l’édifice, lui-même piqué par un roving de la même matière, tandis que la masse est conçue à partir « d’un feutre de lin produit par Eco-Technilin, qui à l’origine est un matériaux d’isolation de sous-couche de parquet ». Habitué à être caché sous les lattes de plancher, ce feutre s’offre ici un premier rôle vertical remarqué. Une démarche que l’on retrouve dans la proposition de Willie Morlon, Placo Studiolo, auréolé cette année du même Grand Prix Van Cleef & Arpels.

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Marqueterie de placo

Dans cette évocation du palais italien, les dorures et les marbres précieux ont laissé leur place à une « marqueterie de placo, qui joue sur les différentes couleurs que l’on peut trouver dans le commerce », précise l’artiste basé à Bruxelles, « le rose est antifeu, le vert antihumidité, le bleu antison, et le gris correspond au placo de base classique, […] l’objectif était de remettre ce matériau, qui symbolise la mort de l’ornement et l’uniformisation des espaces d’intérieur, au centre d’une démarche d’art décoratif, de sculpture, d’ornementation, manuelle et minutieuse, pour reparler d’ornement en architecture. Il est devenu la norme, a beaucoup influencé notre façon de concevoir l’espace domestique, et a tué de nombreux petits métiers, celui de certains artisans du bâtiment ou les plâtriers. L’idée était de le remettre au centre d’un travail artistique. Quant aux motifs, ils sont inspirés de plusieurs architectures différentes : il y a un plafond à caisson Renaissance, un encadrement de fenêtre baroque, ainsi que des motifs Art nouveau sur les murs. » Encore une fois, ce qui a l’habitude d’être caché est ici mis en lumière, le technique et le pratique deviennent décoratifs, le prosaïque fait dans la noblesse. Un glissement de valeurs qui nous interroge sur celles que nous attribuons à telle ou telle matière. Des fluctuations que l’on trouve aussi du côté de la Design Parade Hyères, consacrée au design d’objet, notamment à travers le travail d’Alex Sinh Nguyen baptisé Reliques Galvaniques, qui porte dans une autre dimension un simple échafaudage métallique en l’habillant de formes et de motifs propres au monde religieux.
Quant à Camille Sardet, avec Faire feu de tout bois, elle offre leurs lettres de noblesse aux bûches compressées, pour en faire des petites architectures réjouissantes qui réenchantent le bois de chauffage.

Apologie du faible

Parmi les créations singulières du 18e festival de design, figure également Vers une architecture faible de Gabriel Hafner, honoré par le prix Tectona, qui questionne notre rapport à la résistance de la matière. Avec ce mur fait de briques en papier ciré, le designer a souhaité développer le « concept de modernité faible, afin de donner de l’importance au fragile. Au lieu de faire des objets hyper solides et incassables, peut-être pouvons-nous apporter plus de soin aux objets ? » Et ainsi célébrer ce qu’il appelle l’« apologie du faible, la fierté de la vulnérabilité ». Des briques cirées qui font écho à l’amusante balustrade installée par la présidente du jury et invitée d’honneur de Design Parade Toulon, Marion Mailaender, dans sa Résidence Vue Mer. Celle-ci n’est pas faite de béton, mais du traditionnel savon de Marseille, issu de la célèbre Savonnerie Fer à Cheval. « Elle ressemble à de la pierre sans en être et diffuse son odeur dans la pièce. » Un geste créatif qui évoque avec fureur la Méditerranée, thématique de cette édition, mais aussi la signature de la présidente. Une marque de fabrique que l’on retrouve dans ce boutis provençal, réalisé par la Maison Lesage, constitué d’une myriade de monogrammes de draps anciens chinés par l’architecte, dans ces chutes de marbres récupérées chez des marbriers, dans cette porte de la gendarmerie de Hyères trouvée sur Le Bon Coin, ou encore dans ce lustre fait de verres de lunettes de soleil. Si le réemploi n’est pas une grande nouveauté en soi, cette 8e édition du Festival international d’architecture souligne également qu’il est une matériauthèque plus que jamais d’actualité. En plus des nombreuses réalisations de la designeuse présidente, figurait également, à l’Hôtel des Arts de Toulon, l’exposition « REMIX. Les Aliénés du Mobilier national », qui semblait prêcher la bonne parole.
Et pour cause, la quarantaine de pièces visibles jusqu’au 3 novembre 2024 est conçue à partir d’autres meubles, abîmés, inutilisés et donc rayés des inventaires du vénérable garde-meuble de la République. Dans les mains de designers et artistes invités pour l’occasion, ils semblent retrouver leur lustre d’antan, ainsi qu’un supplément d’âme. C’est bien la preuve qu’au-delà de sa valeur pécuniaire ou physique, la matière prend vie et ne se magnifie qu’à travers un geste créatif sûr et affirmé.

Par ordre d’apparition : Vers une architecture faible,Gabriel Hafner, Villa Noailles © Luc Bertrand • Placo Studiolo, scénographie de Willie Morlon, mobilier de Nicolas Zanoni, Villa Noailles © Luc Bertrand