Dès ses prémices, la pratique artisanale et ses modes opératoires contiennent les principes de recyclabilité, d’économie de moyens, de respect des ressources et de production circulaire. Ces derniers s’enracinent et se consolident lors de l’apprentissage au métier, chacun se positionnant en face d’un usage inconsidéré des ressources tel qu’on le connaît depuis les révolutions industrielles et l’émergence de la société de consommation. La fabrication artisanale d’un objet implique en effet une intelligence spécifique de notre environnement et, de fait, de considérer les matières premières avec dignité. Pour juger de leurs qualités, l’homme ou la femme de l’art se doit tout d’abord d’en connaître la provenance. De là découlent plusieurs aspects qui sont au fondement d’une consommation raisonnable des ressources. En sondant la qualité d’un bois ou d’une peau, celui ou celle qui va les transformer – charpentier, menuisier, ébéniste, coupeur, maroquinier, bottier… – comprend intimement que nous vivons dans un monde fini, car la taille d’une poutre ou d’une pièce de cuir est limitée par celle de l’arbre ou de l’animal dont elles sont issues. Économie de moyens ensuite ; un coupeur ou un scieur sait comment utiliser au mieux toutes les parties de la matière qu’il a à préparer, depuis les plus nobles jusqu’aux co-produits appelés chacun à connaître une valorisation. Objet d’une grande attention, cette matière première sera dès lors utilisée avec honnêteté, terme qui revint de manière très récurrente dans le monde de l’artisanat à la fin du XIXe siècle, alors que la fabrication industrielle est devenue majoritaire. Cette notion d’honnêteté est souvent attelée à celle de vérité. Vérité de la matière employée – non dissimulée, qui « dit » sa qualité intrinsèque – et celle du coût de sa mise en œuvre, toujours plus élevé que la production en grande série. La qualité de la fabrication et son coût conditionnent ensuite une attention spécifique de la part du consommateur : l’objet est fait pour durer, être transmis ; amorti, écrirait l’économiste. La vérité du matériau mis en œuvre implique le plus souvent qu’il ne soit pas composite. Le menuisier, assène le maître d’apprentissage et soulignent les manuels et traités professionnels, assemble le bois avec le bois, la colle (alors réversible) ou le fer y sont rares, parfois interdits ; le maçon peut démonter un mur de pierre pour utiliser ces composants en remploi ; le plâtrier pourrait récupérer le plâtre couvrant façades et cloisons et en refaire du plâtre… Ces objets et matériaux – écoconçus avant même que le terme n’existe – sont démontables ou réutilisables et leurs matières, à nouveau premières, valorisables.
Au cours des XIXe et XXe siècles, avec la transition d’une production artisanale vers la série industrielle, des modifications majeures, permises entre autres par la découverte de nouvelles sources d’énergie carbonée, vont survenir. Les ingénieurs vont devoir positionner en amont de cette économie linéaire de « nouvelles » matières premières très transformées. Dans leur quasi-totalité, celles-ci sont appelées à être réduites en morceaux, pulvérisées voire liquéfiées pour être adaptées au flux industriel. Ce dernier doit être illimité et ininterrompu ; un programme identique s’applique au temps de travail, avec la révolution industrielle naissent le travail à la chaîne, la journée continue et le tapis roulant. En réduisant le bois massif en feuilles (contreplaqué), en bribes (OSB, Oriented Strand Board), en particules de plus en plus fines (panneaux de particules, MDF Medium Density Fiberboard, ou encore en pulpe de cellulose pour la fabrication du papier lorsque le chiffon vient à manquer) ; la pierre en béton, ciment et Corian , en produisant du verre plat en continu (invention du verre float), en créant de nouveaux polymères issus de la chimie organique, de la pétrochimie notamment (les « plastiques »), les ingénieurs fournissent à l’industrie des matières premières d’une homogénéité remarquable. La norme est à l’œuvre, dorénavant aucun défaut n’impose de s’adapter ou pire, d’arrêter la chaîne de production conçue pour fournir nuit et jour. Cette standardisation va modifier profondément notre rapport à l’environnement car la compréhension de ces nouveaux matériaux – leurs composition et processus de fabrication – va peu à peu échapper au plus grand nombre. Leur fluidification pour les adapter au flux industriel va, d’autre part, faire basculer la perception de ces matières du limité vers l’illimité. Alors que la qualité et le volume exploitables d’un banc de pierre en carrière ou la longueur d’un tronc donnent a priori les dimensions maximales pouvant être mises en œuvre, les nouveaux matériaux ne connaissent pas, en théorie, de limites dimensionnelles. Pour le grand public, mais sans exclusivité, la combinaison de ces deux facteurs – perte d’intelligence de l’origine des ressources et flux prétendument illimités – va entraîner des conséquences délétères sur notre rapport à l’environnement.
Ce détour par notre histoire récente a pour but de rendre conscient le bain mental dans lequel nous évoluons en tant que consommateurs. Il n’a pas d’autres objectifs notamment celui qui servirait une cause idéologique venant opposer artisanat et industrie dont les apports ont été et continuent d’être essentiels. Ainsi, loin d’être une étape historique dans la manière dont nous produisons les objets, la fabrication artisanale a persisté parce qu’elle contient les garde-fous à une utilisation abusive de nos ressources. Il était dès lors important de rappeler ce qui la structure et son exemplarité en la matière, trop souvent sous-entendus et tacites. Ce manque de publicité a sans doute joué à plein dans la perception sociale qui, pour une partie de la population, continue de voir l’artisanat comme relevant du passé si ce n’est du passéisme, alors que ce secteur de l’économie est un terreau de solutions.
L’organisation de la transition économique du linéaire vers le circulaire nous incite à considérer les déchets comme des gisements. Pour la penser et la réaliser, les outils développés par l’artisanat et l’industrie, combinés à des recherches prospectives à petites échelles, sont nécessaires. L’utilisation de ces gisements est cependant fortement conditionnée par leur provenance. Ceux du secteur agricole : déchets verts, « rebuts » de la transformation agro-alimentaire (drêche de brasserie, déchets de betterave sucrière, etc.), coquillages, peaux de poissons, paille… sont, pour la plupart, l’objet d’une redécouverte car beaucoup furent déjà explorés dans le passé quand l’économie de la rareté faisait loi et que chaque matière pouvait être considérée comme précieuse. Toute initiative est aujourd’hui bonne à prendre tant qu’elle implique aussi de réfléchir sur les possibles concurrences d’usage vis-à-vis de ces « nouvelles » ressources ; faut-il, par exemple, transformer ces rebuts en nouveaux matériaux ou alors les utiliser pour la fabrication de biogaz, d’amendements, d’humus ? Ces questions vont s’amplifier et ont déjà ressurgi. Éminemment nécessaires car dictées par l’urgence écologique, ces réflexions et recherches tendent souvent à vêtir ces initiatives d’habits neufs. Cette attitude, parfois involontaire par méconnaissance, peut aussi relever d’une stratégie car l’homme contemporain aime la nouveauté ; la société de consommation nous ayant biberonnés à cette séduction permanente qu’exerce la marchandise encore vierge (ce besoin allant jusqu’à provoquer des modifications lexicales quand les matières premières non composites – bois, pierre, terre… – sont dorénavant appelées des matériaux biosourcés). Les autres « déchets », ceux du secteur industriel, du BTP, du tertiaire et de la consommation des ménages, sont souvent des gisements plus complexes car faits de matériaux composites que l’on ne sait pas ou peu défaire. Les amonts de mobiliers déposés quotidiennement sur les trottoirs des villes occidentales – 10,8 millions de tonnes par an en Europe (soit 50 millions de pièces de mobilier) –, les volumes mis en décharge après des démolitions, les déchets ménagers ainsi que les D3E (Déchets d’équipements électriques et électroniques, plus de 50 millions de tonnes par an dans le monde) laissent très perplexe. Leur possible recyclage, constituant aujourd’hui des filières industrielles à part entière, a aussi provoqué des effets rebonds qui viennent nuire à une moindre consommation des ressources ou à la réutilisation, pourtant plus économe en moyens et en énergie. Ce sont pourtant à ces gisements, aux échelles industrielles, qu’il est urgent de réfléchir en priorité, sans doute à l’amont de leur production pour pouvoir mieux les utiliser ensuite, en fin de vie ou en repoussant/évitant cette dernière par la réparation. Le nouveau règlement adopté récemment par La Commission Européenne sur l’éco-conception des produits est à ce titre une réelle avancée (ESPR – Ecodesign for Sustainable Products Regulation). À Paris, l’exposition « Précieux déchets », conçue par le Design Museum de Londres, actuellement visible à la Cité des Sciences, montre à ce sujet de nombreuses pistes intéressantes. Pédagogique, éclairante car nous mettant en face des réalités statistiques, elle indique aussi que la première des solutions, tout aussi évidente qu’urgente, tient en sept lettres : réduire.