sociologue et historien spécialiste des savoir-faire

Filanthropie

Par Hugues Jacquet

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Spinning Away, Capucine Bonneterre • © Tadzio

Un texte sur les textiles. Voir ces mots imprimés rend sans doute consciente l’ascendance étymologique commune – du latin textere – que partagent les mots texte et textile. Les deux décrivent en effet un entremêlement logique, l’un de mots ordonnés par la syntaxe et la grammaire, l’autre de matériaux, le plus souvent fibreux, s’entrecroisant pour construire une étoffe. Classés dans la catégorie des matériaux souples, les textiles, a contrario du cuir, ne décrivent donc pas une matière, mais une manière de la transformer. Peut-on dès lors tout tisser en combinant à l’infini fils de chaîne et fils de trame dans des matériaux suffisamment souples pour qu’ils deviennent textiles ?

Oui, répondent certains designers et artistes dont l’appétit pour cet art combinatoire semble ne pas connaître de limites. À force d’expérimentations, et sans doute de nuits sans sommeil pour adapter leurs métiers à tisser, Sophie Malebranche et Morgane Baroghel-Crucq ont ainsi développé d’exceptionnels tissages métalliques. Magnifiés par l’incidence changeante de la lumière, ils combinent alors deux univers symboliques : force et brillance du métal, chaleur, mouvement et transparence des textiles. En Mayenne, Anne Corbière associe sa connaissance intime des matériaux qu’elle transforme à un sens aigu de l’observation et des détails, de ceux que l’œil ne voit pas mais qui imprègnent à l’évidence notre ressenti en contemplant ses productions tissées à la main dans son atelier à la campagne. Combinant fibres naturelles – laine, coton, soie… – ou artificielles à d’autres matériaux non filés – ratan, baguettes de bois, fils métalliques… –, elle crée des topographies minuscules, des jeux subtils de couleurs s’infusant les unes dans les autres, comme autant d’invitations à les parcourir de l’œil ou de la main. Il y a aussi les textiles sans tissage, sans métier à tisser ; c’est, par exemple, en tordant, nouant, tressant ou liant que Laurentine Périlhou transforme notre perception habituelle du macramé, faisant migrer ce savoir-faire vers des échelles et des applications aussi inattendues que d’une grande beauté. D’autres créateurs et créatrices vont s’inscrire dans une démarche plus plasticienne encore. Designeuse textile de formation, Luce Couillet élève le textile au rang de sculptures, développant dans son atelier à Sèvres des colonnes sans fin, en métal, en laine, en bois, en cannes de Provence et bientôt en verre. Changement d’échelles aussi pour l’artiste Capucine Bonneterre et son projet Big Digger!, au départ une collection d’étiquettes de vêtements, qui débutera son travail sur le verso de ces dernières où, par effets de flottés, les couleurs se fondent les unes dans les autres, effets qu’elle retravaille ensuite en de grands formats d’une ineffable poésie. Alors oui, tout pourrait être tissé du moment que cela est fait avec attention, maîtrise technique et talent. Prêter attention aussi dans les étapes finales, en anoblissant ou en teignant les tissus, ainsi du travail d’Aboubakar Fofana sur les teintures à l’indigo, un savoir-faire qu’il a réimplanté depuis maintenant quelques années au Mali et selon des procédés traditionnels qui permettent d’obtenir des nuances colorées et des profondeurs de teintes que l’industrie ne peut atteindre. Citons enfin les recherches et applications de Tony Jouanneau (Atelier Sumbiosis) sur le bio-ennoblissement des textiles par, entre autres, des procédés tinctoriaux naturels et innovants comme ceux développés récemment à partir de pigments extraits d’aiguilles d’oursins par une chercheuse en chimie de la Sorbonne.

L’attention, par contre, semble être ce membre absent dans notre consommation de vêtements en Occident. Pour la France uniquement, et selon les statistiques de Refashion, l’éco-organisme en charge du secteur textile (Eco-TLC), 3,3 milliards de pièces « textiles habillement, linge de maison et chaussures » (TLC) ont été mises sur le marché en 2022, pour un volume de 826 935 tonnes, soit 12,2 kg par habitant. Malgré les alertes répétées sur les conséquences extrêmement néfastes de la fast-fashion, ce chiffre est en constante augmentation et ce dans des proportions inquiétantes alors que la collecte des textiles usagés stagne (260 000 tonnes collectées en 2022 contre 240 000 tonnes en 2018). La loi REP sur la responsabilité élargie des producteurs, même s’il serait plus juste de parler ici de « metteurs en marché », car ils sont peu à produire encore en France, a certes été une grande avancée, mais les limites que connaissent ces éco-organismes confiés aux seuls acteurs privés sont maintenant connues. Le maillage des bennes de collecte sur le territoire est manifestement insuffisant et les incitations à une consommation modérée quasiment inexistantes, alors que les budgets sont là, abondés chaque année par les metteurs en marché au travers de l’écocontribution dont ils sont obligatoirement redevables. Est-ce que d’ailleurs cette même obligation s’applique aux sites de vente par internet, reliant directement les pays à très bas coûts de production, en Asie majoritairement, au marché domestique français ? La question vaut d’être posée alors qu’est déjà connu le scandale que constitue la TVA non perçue par l’administration fiscale sur une grande partie de ce commerce transfrontalier. Notons, par ailleurs, que le site Temu fait partie des dix plus gros annonceurs publicitaires en France depuis l’année dernière. À vous de relier les fils entre eux.

Associés à des prix tirés au plus bas au détriment de la qualité des conditions de travail, de la confection et des matières premières, les cycles très courts qu’impose la fast fashion, font qu’il n’est plus possible, ou seulement pour une infime partie, de réutiliser ces vêtements sur le marché de la seconde main. Vite délaissés, quand ils ne sont pas tout simplement jetés dans nos poubelles avant d’être brûlés ou enfouis, ces derniers peuvent, s’ils ont été déposés dans des points de collecte, être destinés au recyclage. Dans ce secteur du tri et du recyclage, des initiatives intéressantes sont à noter. Actif depuis les années 1950, Emmaüs en constitue un acteur historique. Une fois triés, découpés et effilochés, les textiles qu’ils collectent à travers leur réseau « Le Relais » permettent d’obtenir un amas fibreux qui sert à la fabrication des panneaux d’isolant « Métisse ». Cette production est réalisée dans le nord de la France dans une usine Le Relais ouverte en 2007 par les Compagnons d’Emmaüs. Dans d’autres filières de recyclage, ces fibres peuvent aussi servir à la confection d’un feutre qui, s’il est mélangé à d’autres fibres artificielles, peut être thermoformé et moulé (isolant, protection, silencieux de VMC…). Une transformation plus complexe consiste à utiliser ces fibres courtes pour les filer à nouveau après s’être assuré d’une grande homogénéité de la matière première. Plusieurs phases d’expérimentation voire d’industrialisation sont en cours pour cette filière adaptée au filage de fibres courtes dont la production reste cependant et pour l’instant plus onéreuse que le fil tiré de fibres vierges. S’il est évident que les recherches doivent être poursuivies en ce sens, il est important de rappeler ce qu’enseigne ce gisement, toujours plus volumineux, de ressources récupérées : une grande partie n’est que faiblement valorisable. Il est donc nécessaire d’accompagner ce travail sur la recyclabilité des fibres textiles par un effort d’écoconception de la part des fabricants tout en incitant nos contemporains à une consommation plus raisonnée et moins frénétique car, comme le fredonne le chanteur, le bonheur n’est pas d’en avoir plein nos armoires. Cette attention portée à notre consommation permet aussi d’accompagner la revalorisation de certains secteurs textiles. Celui de la laine, par exemple, à travers l’initiative Tricolor, portée par Pascal Gautrand, qui réunit les acteurs de l’amont à l’aval de cette filière depuis les éleveurs jusqu’aux créateurs de vêtements, ou celle du lin, dont la France est, avec la Belgique et les Pays-Bas, le premier producteur au monde. Certes, nous ne serons pas tous habillés demain de laine et de lin, car les textiles sont un monde de diversité, de différenciation et de plaisir, mais nous n’aimerions pas non plus être uniformément drapés dans des « polaires » dont les fibres sont souvent tirées du recyclage des bouteilles en plastique PET, autre production sans cesse en augmentation. Dès lors, agissons ! Achetons une gourde, achetons moins, achetons mieux.