Harry Nuriev : habiller le mobilier

Par Aurélie Julien et Harry Nuriev

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Designer et architecte fondateur de Crosby Studios, Harry Nuriev mène sa carrière entre design et architecture. En phase avec l’évolution de nos modes de vie, sa pratique estompe et redessine les contours du champ d’expression de ces disciplines et des matériaux appliqués.

Harry Nuriev a été particulièrement distingué en 2019 pour sa collaboration avec Balenciaga – un large canapé fait d’une membrane transparente, rembourré de vêtements usés de la marque –, ce premier succès médiatique n’annonce alors que les prémices d’une vaste investigation.

Harry Nuriev ne cesse depuis d’envisager objets délaissés, ignorés et au rebut comme matière première de son inspiration. Au-delà des préoccupations éthiques, le sofa Balenciaga préfigurait également le rôle de la mode comme champ d’expression de sa quête ultime : exploser les frontières du design. Cette longue réflexion semble être arrivée à maturité. Pour l’illustrer, Harry Nuriev a choisi un matériau singulier et iconique : le denim. Le « jean » est ainsi l’identité de sa première exposition personnelle à Carpenters Workshop Gallery Paris.

LA SYMBOLIQUE DU MATÉRIAU

« Le denim incarne et recèle tout ce que je veux apporter – ou dynamiter – dans le design. Étendard hippie, fétiche de la pop, puis récupéré par les grands noms de la haute couture, le denim est un textile emblématique aux références infinies.

Plus il vieillit, plus on a plaisir à le porter. Confortable d’abord, il épouse les courbes, se tanne et se pare d’un toucher velours, se déchire au besoin. Universel, iconique ensuite. Pour moi, le denim jette des ponts entre tout ce qui fait art : histoire et modernité, street culture et luxe, rock et glamour, simplicité et audace.

Aujourd’hui, le denim est profondément ancré dans la culture populaire mainstream, alors que toute son histoire s’est écrite sur fond de contre-culture et d’anticonformisme. Il m’a donc paru essentiel de perpétuer cette identité singulière, entre indécence et absurdité, en l’appliquant là où on ne l’attendait pas : le design. J’ai donc tenté de redessiner une identité ultracontemporaine du denim, arty et pragmatique. »

TRANSFORMISME : BOUSCULER LA SYMBOLIQUE

« J’ai inventé le concept de “Transformisme” pour expliciter ma façon de travailler avec l’histoire passée et le futur de l’objet ou du matériau. Il m’encourage à expérimenter, à jouer avec les formes et les textures, à chercher l’inspiration dans des lieux inattendus. Par le prisme du transformisme, je réévalue ce qui existe déjà et le montre sous un nouveau jour.

Le denim se prête parfaitement à cette approche. C’est un matériau fondamentalement polymorphe : en plus d’être très installé dans notre culture, il est robuste et résistant, mais aussi doux et flexible. C’est une invitation constante à l’expérimentation, tant ses univers d’évocation esthétiques et sémantiques sont riches.

Le denim a toujours été un marqueur identitaire très fort, c’est pourquoi il a autant perduré dans la mode à travers le monde. Si nos vêtements traduisent ainsi notre personnalité, voire nos revendications, pourquoi pas notre mobilier ? Pourquoi s’asseoir sur un pantalon denim et pas sur un sofa denim ? Nous ne nous habillons pas seulement pour nous couvrir, mais aussi pour communiquer ce que nous sommes, ou ce que nous voulons projeter au monde. Je veux insuffler la même intention dans l’habillement de nos intérieurs.

À l’ère du metaverse, il est question de brouiller les frontières, mais cette fois, celles entre réalité et virtuel. L’un des aboutissements de cette réflexion a été ma collection « Video Game Stool », que j’ai élaborée en 2022 pour reconstituer, dans un espace réel, l’ambiance des jeux vidéo des années 1990. L’illusion jouait alors sur la forme, inspirée des pixels.

En utilisant le denim, j’ai voulu reconstituer un univers plus propre aux jeux vidéo des années 2000, mais cette fois de façon peut-être un peu moins littérale. Le denim induit juste assez de dissonance pour troubler le spectateur : comme dans une maison de poupée, les meubles paraissent bien à des meubles, mais ils ne semblent pourtant pas tout à fait appartenir à ce monde, ils semblent avoir changé d’échelle.

En somme, cette « Denim », une série de pièces volontairement hybrides, interroge notre relation avec le mobilier qui nous entoure. Pour ce faire, le choix du matériau a été le plus déterminant : il m’a permis de combiner des innovations sur plusieurs plans, à la fois technique, sémantique et esthétique.

Dans ma pratique, le matériau à lui seul supporte toutes les pistes d’innovation et de renouvellement. Il suffit d’en explorer les moindres aspects et propriétés, de l’extraire de son contexte pour l’appréhender autrement. C’est ce qu’a fait le brutalisme avec le béton, et c’est ce qui me passionne dans mon métier : l’invention surgit de n’importe où, même depuis les poches de notre jean. »