L’expérience d’une nouvelle matérialité

Par Cécile Chenais et Laurent Maugoust

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Il est fréquemment demandé aux architectes, architectes d’intérieur et designers d’évoquer leur rapport à la matière et aux matériaux. Émotion, inspiration, on apprend beaucoup sur la façon dont ils sont envisagés, saisis, rêvés, ritualisés, parfois vénérés.
Si la chimie et la physique renseignent sur ce qu’« est » la matière, intrinsèquement – ce qui la constitue, ses propriétés – les sciences et techniques nous orientent sur ce que « font » les matériaux, leurs potentiels, leurs vertus.

Les travailler permet d’en explorer la mutabilité, de mesurer leurs forces et leurs limites, d’en envisager les possibles applications, mais également les valorisations. C’est ce à quoi s’emploie d’ailleurs admirablement la génération émergente de designers-chercheurs en mettant au point des procédés de mise en forme innovants, vertueux et durables, explorant leurs potentiels à la fois techniques, esthétiques et symboliques. « La connaissance est pour l’humanité un magnifique moyen de s’anéantir elle-même », écrivait Nietzsche. Notre époque en fait l’expérience mortifère dans son incapacité à renoncer à ce qui nous détruit. C’est précisément là que pourrait se poser la question de ce que « nous » fait la matière.

Faire l’expérience sensible du vivant, ce n’est pas simplement s’en emparer, la façonner pour en saisir l’expressivité, en libérer les potentiels plastiques. Du penser jusqu’au faire – les échecs, les surprises, les retours en arrière –, quelque chose d’autre se joue, jusqu’à la construction architecturale, la composition d’un espace intérieur, l’exposition d’un artefact… Peter Zumthor nous dit de la matière qu’elle est infinie. Ne nous faudrait-il pas accepter sa dimension ineffable ? Cette part d’inconnu qui fait de notre rencontre avec elle une quête.

Dans ce récit de nos histoires avec elle, il est toujours question d’intimité. Nous cherchons le contact originel, susceptible d’expliciter la singularité de notre rapport au vivant.

Le sable brûlant qui file entre les doigts.
La terre humide qui colle aux bottes.
Le rude contact de la chair contre la roche lors de la chute.
La bourrasque qui fait vaciller.

Le premier contact est nécessairement empirique et empreint d’une vibrante sensorialité. Nous envisageons la matière comme un alter ego, puis nous cherchons à l’apprivoiser, souvent à la dominer. Les réminiscences de ces premiers corpsà- corps avec elle, « où l’imagination se frotte à ses aspérités » (Ingold, 2018), se retrouvent parfois dans nos obsessions d’adultes créatifs et faiseurs, dont les ambitions doivent, sans cesse, se mesurer à la réalité du monde.

Ce que nous fait la matière donc. S’il est admis que le corps de l’artisan puisse être travaillé par son medium, puisqu’il en porte les stigmates, l’hylémorphisme de notre cadre de référence nous empêche de concevoir que les potentialités des matériaux jaillissent des relations qu’ils tissent avec leur environnement. Il y a, par exemple, dans notre conception occidentale, un jugement qui exclut le minéral du vivant, ce que Jean-Christophe Bailly (Alter n° 26/2018) qualifie « d’impensé ». En effet, n’est pas accordé à la pierre – perçue comme inerte, immuable – ce que l’on prête pourtant au végétal et à l’animal.

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Laurent et moi avons fait l’expérience de l’existence intrinsèque de la roche lorsque nous avons été invités à imaginer une assise à partir d’un bloc d’onyx iranien brut, primaire, excavé d’une carrière sans aucune autre forme de transformation. Le façonnier-marbrier Blanc Carrare en avait fait l’acquisition auprès d’un atelier qui le conservait à Vérone depuis près d’un demi-siècle. Incapable de le céder en raison de sa fascinante étrangeté. Ce fragment présentait une écorce de pierre surl’une de ses faces. Nous n’avions aucune information géologique sur l’origine de cette singularité.

Il nous fallut regarder.
La compacité de la roche contrastait avec l’apparente fragilité de sa peau. Le processus de conception et de réalisation n’avait rien que de très classique. Pourtant, cette fois, nous avons plus longuement esquissé, guidés par l’impérieuse nécessité de ne pas altérer cette fleur minérale.
Le carrier écoute la pierre chanter, la fait « sonner » pour adapter son outil et son geste à la taille. Nous avons dû trouver notre mode de connexion avec la pierre. Caler notre souffle sur notre trait. Dessiner en gardant intacte la trace de la temporalité métamorphique que la pierre nous offrait. La préservation de cet équilibre fut bien le socle de notre inspiration pour que puissent naître la figure, surgir la forme. Surgir du dessin, de la ligne, du trait, de la rature. C’est la trace d’un geste que nous avons esquissé sans nous en rendre compte.

L’imbrication d’un travertin osso très pur révélant par contraste toute la puissance de l’onyx exprimait bien davantage qu’un assemblage, une alliance. Lorsqu’il fallut la nommer, Prima Materia, avec la polysémie alchimique que ce nom induit, s’imposa.

« Entre la pierre et nous comme par osmose vont s’opérer précipitamment par la voix analogique une série d’échanges mystérieux. »

André Breton, « Langue des pierres », paru dans la revue Le Surréalisme, même, 1957.