Veilleur - Koltès, Victor Fleury Ponsin, 2024 • © Victor Fleury Ponsin
Ne doit-on pas, en tant qu’artistes, designers et artisans, s’écarter de cette lumière brûlante qu’est le Beau ? En se référant à lui constamment, en lui donnant aucun corps et en ne s’étonnant même pas de tomber dessus à la fin d’un projet, le Beau en tant qu’outil et finalité est inutile voire dangereux. Il finit par enrober toutes créations d’une couche de gras donnant à voir une uniformité paresseuse.
« La Beauté sera convulsive », disait André Breton. Dans le domaine du Design, nous devons chercher plus loin que la courbe, la proportion et la couleur. Ces composants sont bien sûr essentiels pour aboutir à un nouvel objet, pour le faire accoucher. Mais qu’est-ce que nous faisons naître ?
La création doit se nourrir de ce que nous sommes seuls à voir. Elle doit naître dans la Laideur, cette matière que nous retrouvons dans la Nature et en nous. L’intimité, notre lien au bonheur, notre vision de la mort, notre fascination pour les rites… peuvent être des pistes de recherches personnelles et donc inexplorées.
« Ce qui est considéré comme laid dans la Nature présente souvent plus de caractère que ce qui est qualifié de beau, parce que dans la crispation d’une physionomie maladive, (…) dans toute déformation, dans toute flétrissure, la vérité intérieure après éclate. » Auguste Rodin, L’Art, 1911.
Dans le domaine du Design, la création d’un objet doit commencer par la formalisation d’une émotion dangereuse, d’un constat, d’une passion intime. Lors du développement, chaque décision esthétique comme technique doit s’abstraire du Beau et être guidée par cette énergie. L’objet sera alors libre, ancré dans sa vérité et non dans une beauté achetée.
Le designer est finalement un simple traducteur cherchant à interpréter des sensations et des concepts en éléments tangibles. Il formalise des humeurs pour que chacun puisse manipuler cette vérité. Il nourrit. Voilà pourquoi c’est si important de s’abstraire du Beau et de travailler avec son intime au risque d’exprimer la laideur – pour permettre un questionnement intérieur autre.
C’est en puisant ses formes non pas dans un geste esthétique mais dans le sublime, dans une histoire tortueuse ou une émotion forte comme la peur, la colère ou la joie, que le designer proposera un objet à la fois physique mais aussi interrogatif, profond, vivant et en dialogue avec le monde et l’utilisateur.
Il faut également partir de la Laideur pour créer une matière. Cette dernière est trop souvent utilisée comme une couverture pour satisfaire le regard.
La matière doit être alimentée par un propos intense pour se construire et s’imbiber d’une émotion, d’une histoire. Profondément vivante, elle ne mentira pas. C’est pourquoi elle est la meilleure alliée du designer pour lui permettre de construire son objet.
Le développement d’une matière pour un projet doit être sans concession et considération esthétique. La matière doit être caractérielle, chargée à en exploser de passion, de désir, de sensualité car elle doit avant tout être caressée. Elle est le plus grand vecteur inconscient pour assimiler des émotions encore inconnues. Les matières révèlent les sentiments forts et nous ancrent dans une réalité. Étant animée par une force d’âme elle nous relie au monde et connecte un peu plus notre intériorité avec l’Extérieur. Le designer et l’artisan ont alors le devoir de tout mettre en œuvre pour la révéler pleinement.
La matière a la capacité d’infuser le Sublime. À nous de la regarder sans craindre la Laideur, avec un œil libre, riche et complexe pour lui permettre de s’exprimer.
Le design est un canal pour comprendre et interroger le monde et non pour le rendre joli. Les créations d’un designer doivent s’abstraire du Beau pour créer des objets qui interrogent, bousculent et agitent.
C’est en cultivant le risque de la Laideur, une intimité sombre, en cherchant derrière la poussière et dans les corps que le designer créera et tombera parfois, à la fin, et par accident, sur le Beau.