La résonance des savoir-faire : un écho tellurique du monde moderne

Par Marc Bayard

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Souche bois © Jan Hub

L’accélération, la vitesse, l’instantané sont devenus les symboles de notre époque. Si de nombreux auteurs nous ont mis en garde contre cette course à l’abîme, les solutions proposées ont été multiples, allant dans plusieurs sens, et parfois de manières contradictoires. La réponse la plus simple, pour ne pas dire la plus simpliste, a été de proposer l’inverse de ce mouvement : décélération, lenteur et ralentissement, ou retrait et décroissance.

L’un de ces auteurs critiques vis-à-vis de la précipitation est Harmut Rosa qui, avec Paul Virilio, a été l’un des théoriciens de cette vitesse problématique. Dans la solution qu’il préconise, il est intéressant de noter qu’il ne s’inscrit pas dans un mouvement inverse, il ne proclame pas la décélération, mais évoque un autre chemin, certes plus complexe, mais qui fait écho aux questionnements du Slow Made : il explore la « résonance » comme source possible de la solution (H. Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte poche, 2021).
L’accélération est « une croissance quantitative par unité de temps » dans une société qui s’inscrit irrémédiablement depuis des siècles dans l’idée d’escalade, de progression et de croissance dynamique. Elle façonne notre rapport au monde, de manière spécifique, qui est devenu problématique. Les crises qui s’additionnent (sociales, politiques, internationales et écologiques) montrent que le schéma de progression (pour ne pas dire celle de la pensée du Progrès) de nos sociétés s’approche d’un point de bascule, ou du moins de remise en cause profonde. La logique du quantitatif et de l’accumulation doit être interrogée afin de repenser nos êtres et nos essences face au monde. Notre rapport au monde caractérisé par l’exploitation et l’empilement des ressources est devenu le chemin de notre perte, et les stratégies d’appropriation des ressources montrent amplement leur limite. Les voies dangereuses qui se profilent, et ce que l’on commence à vivre, nous obligent à repenser nos actions, nos limites, mais plus largement nos récits et nos mythes fondateurs.
Il s’agit finalement d’explorer d’autres sources de nos mémoires afin de tracer d’autres perspectives. Harmut Rosa puise dans la notion de résonance pour proposer ce chemin déjà présent dans nos histoires. C’est l’affirmation d’une relation au monde, de la capacité à être en échange, à intégrer des interactions avec les entourages afin de sortir d’une pure logique cumu-
lative, de contrôle et d’une pensée logique dans le but de proposer un univers d’assimilation et de conjonction qui permet de se positionner dans un rôle de passeur et non dans celui de contrôleur.

Harmut Rosa établit trois axes de diffusion de la résonance : ceux horizontaux de la famille et des amis, ceux diagonaux du travail, de l’école, et du sport et, enfin, les axes verticaux de la religion, de la nature, de l’art et de l’histoire. Surtout il remet au centre de sa démonstration d’une part l’importance du corps (les sens, les émotions, le désir), d’autre part l’importance du travail. Le corps n’est pas qu’une donnée objective, il est aussi le fruit d’une construction sociale qui se met en relation de résonance avec le monde. Et l’on peut ajouter que cette relation entre le corps et le monde est particulièrement importante dans l’univers des savoir-faire où les sens sont en interaction très profonde avec les matières et les surfaces des objets transformés par l’artisan. En ce qui concerne le travail, la résonance dans le labeur est on ne peut plus évidente dans le domaine des métiers d’art, du design et de la décoration intérieure : non seulement il est la trace visible, mais surtout il constitue l’identité du métier, d’une pratique longue, parfois douloureuse. Le labeur du forgeron et du verrier, du céramiste, du lissier et du brodeur, de l’ébéniste et du laqueur est d’une indéniable relation entre la matière et le savoir-faire vécu.

Un autre aspect de l’idée de résonance doit être évoqué, celui du lieu, de la matrice des existences, de l’espace de vie dans lequel chaque être vit, produit, évolue, aime, transforme et transmet. Ce lieu d’émergence de l’être ou de l’objet créé se met en relation de résonance pour signifier autre chose que la simple manifestation objective. Une fibre de laine ou un gant produit sur le plateau du Larzac, le verre né dans l’est de la France, la céramique autour de Limoges, une matière issue des déchets maritimes en Bretagne ou un meuble fabriqué à partir des forêts vosgiennes, basques ou méditerranéennes constituent des résonances à forte valeur humaine ajoutée. Le lieu et son interaction avec le corps sont de la sorte une relation au monde, et cette dernière procède de l’affirmation d’une relation dynamique qu’elle soit dans l’émotion, la transformation ou la contemplation.

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Les métiers d’art, le design et l’architecture portent finalement une ambition qui n’est pas du ressort uniquement de la création : ils doivent être vus comme une interaction entre des pôles en résonance, et, plus largement encore, comme l’émanation d’un milieu complexe. Ils opèrent une jonction entre la Nature et la Culture, ils construisent le lien de causalité entre le réel et la subjectivité émotive. L’artisan d’art élabore le monde de demain, d’un point de vue matériel, formel, émotionnel, mais surtout, par sa relation au monde, il réunifie les polarités trop longtemps distendues au XXe siècle.

Concrètement comment l’idée de résonance fait-elle écho à l’univers du Slow Made ? C’est une affirmation qui peut irriguer de multiples modalités d’action des métiers d’art qui façonnent le monde de demain. Le savoir-faire, en lui-même, comporte la notion de résonance. Des métiers séculaires comme ceux du textile, du façonnage de la terre ou ceux englobant les arts du feu impliquent que la création d’aujourd’hui est la résultante d’une longue histoire des techniques. Ainsi, l’humanité, la femme ou l’homme, qui génère ce savoir-faire est le réceptacle de cette temporalité longue de la transmission d’une conscience au monde : il s’incarne dans une existence et c’est cette vie de labeur et de connaissance qui est transmise. Cette résonance est également présente dans les matériaux. Les caractéristiques intrinsèques des bois, des pierres, des fibres textiles sont autant d’éléments constitutifs d’une lignée, d’une vibration qui porte la caractéristique de l’artisan et de sa réalisation. Le territoire de la matière, mais aussi celui du créateur, sont à l’origine même de cette idée de résonance.

Ce temps de l’homme et son dialogue avec les matières premières, ses interrogations et ses doutes, parfois ses angoisses et ses souffrances, sont parfaitement illustrés par le roman de Fernand Pouillon (Les pierres sauvages), architecte atypique des années 1960 ayant œuvré dans le sud de la France et en Algérie. En pleine tourmente personnelle, il écrit un roman sur un moine bâtisseur chargé de réaliser l’abbaye cistercienne du Thoronet dans les années 1160. Le recul du temps et l’âpreté du labeur donnent vie à l’architecture d’une bâtisse religieuse qui est le « symbole » des vies passées à bâtir : le temps, la patience, les pierres, les bois, tous les éléments transformés et construits par ces moines bâtisseurs résonnent comme autant d’éléments d’une vie remplie. Tailleurs de pierre, forgerons, menuisiers, verriers et vitraillistes luttent contre eux-mêmes, souffrent dans leur chair mais ils parviennent à magnifier les matériaux et leur milieu naturel afin de s’inscrire dans un dépassement de leur condition, et se mettent au service du temps et du beau. La résonance est la nouvelle onde qui porte le monde.

par ordre d’apparition : • Tien, Noyer US, collection « Empreinte » © Lamellux • Moulage de plâtre, Atelier Sedap © Morgane Le Gal