Le commun comme outil d’innovation

Par Sandra Furlan

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Mouche, hors-studio • © hors-studio

La problématique financière des entreprises de production oblige toujours à faire des arbitrages, et celles des métiers d’art n’y échappent pas. Malgré la culture de la tendance et de la nouveauté poussée à l’extrême dans une société de consommation, l’innovation s’impose rarement comme une priorité dans les petites structures. Et malheureusement, elle ne s’impose pas beaucoup non plus dans les grands groupements d’ateliers d’art qui en ont pourtant les moyens. Entre le tout traditionnel et le tout « high-tech », il y a un champ exploratoire que les artisans d’art n’ont pas suffisamment investi. Pourtant, la recherche a toujours été inscrite dans l’ADN des professionnel(le)s du secteur qui se sont appliqué(e)s sans cesse dans leur histoire à faire évoluer leur savoir-faire et à intégrer de nouveaux matériaux, notamment en valorisant les déchets (la marqueterie d’os ou de paille, le parchemin, la gainerie et plus généralement la maroquinerie sont des résultantes de nos traditions alimentaires).

Désormais, partout fleurissent des tiers-lieux, des fablabs, des incubateurs et des pôles d’excellence incités par des politiques publiques renforcées aux niveaux national et local. Ces structures, propices aux collaborations, favorisent la mise en place de rendez-vous récurrents générateurs de transversalité et de confrontation des savoirs et des savoir-faire.
La communauté d’agglomération Seine-Eure a par exemple lancé un programme d’ateliers entre artisans, designers et créateurs numériques, le Collège.M2, afin qu’ils et elles croisent leurs pratiques. La céramiste Elsa Dinerstein et la designer textile Manon Auguste, toutes deux installées aux ateliers Saint-Cyr au Vaudreuil (Normandie) et participantes du programme, soulignent le bénéfice de l’intelligence collective et des systèmes de pensée en arborescence pour remettre en question les règles d’un savoir-faire traditionnel.
Le Jardin des métiers d’Art et du Design à Sèvres (Île-de-France) propose, lui, un Programme de Recherche et d’Innovation Collectives, qui a pour but d’accompagner le développement de projets de collaboration innovants portés par les occupants. Tous les ans, à l’automne, une exposition de restitution permet de mettre en lumière le résultat de ces recherches.
Il existe d’autres programmes à l’ambition analogue comme l’Académie des savoir-faire de la Fondation Hermès qui met en œuvre des temps de partage et d’expérimentation entre artisans, designers et ingénieurs, ou le laboratoire de recherche de l’ENSAD sur le campus Paris Sciences et Lettres qui permet de constituer des groupes réunissant designers, microbiologistes, artistes, ingénieurs, etc. L’un de ces groupes s’est d’ailleurs vu publié en janvier dernier dans la revue de l’Université de Cambridge pour la mise au point d’un matériau bio-composite à destination de l’architecture et du design, à base de déchets de papier calcifiés.
Toutes ces entités pourraient laisser penser que la recherche de nouveaux matériaux et l’innovation, vouées à faire évoluer la création et l’artisanat, dépendent d’une volonté politique, d’ambitions universitaires ou d’une intention philanthropique, bien plus que des opportunités commerciales qui en découleraient.

Les dirigeants et les entrepreneurs qui osent se lancer méritent d’autant plus l’intérêt de l’ensemble des acteurs économiques. Au JAD, Rose Ekwé cherche justement un nouvel élan et de nouveaux partenaires. La designer textile, dédiée à la pratique du tissage, continue d’y explorer avec pugnacité des moyens de finaliser son projet Gélotextiles puisqu’il lui faut encore stabiliser les propriétés du fil à base d’algues, qui lui servira à tisser sur son métier pour le marché de l’ameublement. En parallèle, elle tisse des matières végétales non transformées toujours en lien avec le milieu aquatique.
Le duo Hors Studio, formé par Rebecca Fezard et Elodie Michaud, croit fermement à cette notion de collectif et initie le projet Transfaire - La Manufacture en Touraine. Cette sorte d’atelier interdisciplinaire, où le remploi vient renouveler un savoir-faire, où le savoir-faire assure l’ennoblissement de la matière, devient terrain de collaboration avec des artisans d’art comme le sculpteur-ornemaniste Guillaume Mouche. Il ennoblit le Leatherstone des designers, ce matériau à base de chutes de cuir agglomérées, avec ses gouges et ses gestes d’artisan du bois.

Après les guildes, les corporations et les coopératives d’artisans, il semple que le secteur des métiers d’art réapprenne à mettre en commun, à partager et à mutualiser les bénéfices de ce qui est désormais maîtrisé. En créant aussi de nouvelles entités plus fortes, plus structurées, ce sont de nouveaux modes de financement qui peuvent devenir accessibles, pour se renforcer et regagner une place économique prépondérante dans la création des matières et des matériaux que l’on appréhendera à l’avenir sur les objets du quotidien ou dans les espaces à vivre.