Matières vivantes

Par Sarah Lahrichi, fondatrice de MATERIA INCOGNITA

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Comment repenser l’esthétique de nos espaces urbains et ruraux, publics et privés en prenant soin de nos ressources afin de répondre aux enjeux de transition écologique, économique et sociale ?

Telle est la question existentielle que se posent les jeunes générations d’architectes, de designers, de paysagistes, d’urbanistes, exprimant publiquement leur désir de faire œuvre utile face à la crise environnementale. Tous disent leur besoin urgent d’agir concrètement à la transformation écologique, en réinterrogeant le rapport que nous entretenons à la ressource, à nos milieux de vie. Tous manifestent leur volonté de s’inscrire, plus largement et durablement, dans des espaces d’expérimentation et de recherche, à travers des formats interdisciplinaires. Tous souhaitent composer davantage avec l’« existant », afin d’inventer des solutions réellement adaptées à chaque contexte, d’ouvrir la voie à des alternatives réplicables sur d’autres territoires, de proposer un spectre étendu de matériaux plus respectueux de la Planète, à partir de matières recyclées, biosourcées et géolocalisées.

Telle est l’ambition de Materia Incognita, donner la voix à des professionnels engagé.e.s qui portent des idées novatrices en lien avec les enjeux de ressources et de matières alternatives, à travers une approche interdisciplinaire.

« La chance de ce siècle, c’est d’avoir une nouvelle génération d’architectes qui veut vraiment changer le monde dans lequel ils vivent »
L’architecte et chercheuse Jana Revedin s’y emploie dans son travail universitaire auprès des étudiants de l’École spéciale d’architecture de Paris. Trois domaines d’études y sont proposés — territorialiser, réhabiliter/réutiliser, expérimenter —, en lien avec sa théorie de « conception radicante ». Celle-ci propose la transformation collective de la ville contemporaine à partir d’une morphologie « en œuvre ouverte ». Il s’agit d’intervenir selon des processus participatifs transdisciplinaires et des démarches de pédagogie active associant les 3H prônés par le Bauhaus, « Heart, Head, Hand ». Défendant activement le déploiement de projets expérimentaux situés, au plus près des habitants et respectueux des ressources locales, matérielles et immatérielles, Jana Revedin a créé en 2006 le Global Award for Sustainable ArchitectureTM. Ce prix, qui a révélé plus d’un profil visionnaire, essaime à travers le monde des approches novatrices au service d’une architecture contemporaine rationnelle et écologiquement responsable, en phase avec les préoccupations éthiques, environnementales et sociales d’aujourd’hui. S’agissant de son approche des matériaux, Jana Revedin prône « The right tech in the right place », afin d’inventer des systèmes constructifs appropriés à chaque situation tout en incitant au « Better with Less ».

« La matière, c’est le grand inconnu »
Pour Emmanuel Tibloux, directeur de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs, il ne peut y avoir d’engagement écologique conséquent sans une certaine connaissance des matériaux. L’enseignement du design en France, dans sa proximité avec les arts visuels, tend, selon lui, à négliger les enjeux proprement matériels. L’EnsAD projette ainsi de contribuer à la diffusion de cette culture indispensable des matériaux en créant une grande matériauthèque à Paris au sein du Campus d’excellence de la mode, des métiers d’art et du design. C’est à un renouvellement de la notion de ressource auquel Emmanuel Tibloux nous invite également. La ressource doit être considérée non comme un stock, infini, mais comme un organisme, vivant et dynamique « qui demande du soin. Et entretenir la ressource, c’est prêter attention au lieu où vous vivez ». Le design est dès lors amené à se soucier « de la vie habitante », dans tous les espaces délaissés de la modernité. Tel est l’objectif du programme pionnier « Design des mondes ruraux » qui sera déployé à l’échelle nationale, à partir de 2025, via le programme « Design des territoires ».

S’il importe de diversifier nos modes constructifs et donc l’esthétique de nos environnements urbains et ruraux, il est tout autant essentiel d’agir en activant tous les potentiels de régénération d’un lieu. Nous sommes des « matières vivantes », pour reprendre l’intitulé d’une récente exposition au Pavillon de l’Arsenal.