sociologue et historien spécialiste des savoir-faire

Penser depuis les filières

Par Hugues Jacquet

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Pour mieux comprendre les filières de production, leur écosystème et leurs apports en matière d’innovations et de dynamisme socio-économique, partons d’un exemple : la filière de la soie dans le sud-est de la France. Dans la première moitié du XXe siècle, avec l’apparition de la rayonne (« soie artificielle »), puis celles du nylon et de la concurrence internationale, l’amont de la production de cette fibre va disparaître du territoire français. Après-guerre, les magnaneries (production des cocons) et une partie des moulinages (filage complexe de la soie) ont cessé leur activité. En aval de la filière restent le parc des machines, les savoir-faire du tissage et la force de travail. Des entrepreneurs, de moins en moins nombreux, continuent à tisser une soie d’importation, d’autres, conscients de l’évolution des marchés, vont utiliser ces atouts pour développer des gammes de textiles techniques – en fibres de synthèse, de verre, de carbone, de basalte… – aux débouchés les plus divers (transports, BTP, aéronautique, agriculture…). La région lyonnaise en est aujourd’hui l’un des plus grands centres européens. D’aucuns trouveront le pas historique un peu grand à franchir, mais c’est parce que la sériciculture fut encouragée en France dès la fin du Moyen Âge que nous produisons encore aujourd’hui des textiles à haute valeur ajoutée. En Ardèche, par exemple, l’entreprise Chamatex est l’une des héritières de cette filière qui s’est déployée dans le temps. Elle est la première usine française 4.0, donc presque entièrement robotisée, pour la fabrication de baskets, une production qui reste encore aujourd’hui majoritairement asiatique. À travers l’une de leurs filiales, Moondream, rachetée cette année à la famille Brunswick, l’entreprise se spécialise aussi dans les rideaux thermiques et phoniques à destination des marchés spécifiques de l’hôtellerie et des bureaux, et de plus en plus pour les logements, à mesure que le réchauffement climatique mondial s’accentue.

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Penser en filière, c’est aussi comprendre comment son existence sur un territoire va favoriser les migrations techniques vers d’autres secteurs d’activité. Continuons alors à suivre celle de la soie pour mieux l’appréhender. Parce qu’elle est la plus fine et la plus longue des fibres naturelles, elle nécessite des métiers à tisser de haute précision, ce qui a permis de transformer les nouvelles fibres continues que nous évoquions plus haut. Avec leur développement, c’est toute la filière connexe de la mécanique qui s’enrichit de nouveaux acteurs. Lyon en fut un haut lieu, pensons à Marius Berliet, dont le père était tisserand, et qui fut fondateur de la marque de camions et d’automobiles qui porte son nom. Avec la teinture de la soie et des textiles naîtra un autre pan essentiel au dynamisme économique de cette région, elle devient un bassin de la chimie organique et de la pétrochimie, au départ pour de nouvelles gammes de teintures et de fibres de synthèse, puis pour un large spectre d’applications, dont la pharmacie industrielle. Rappelons ce fait moins connu et plus surprenant encore : Louis et Auguste Lumière empruntèrent le mécanisme d’entraînement de la machine à coudre, breveté en 1830 par l’ingénieur rhodanien Barthélémy Thimonnier (1793-1857) pour perfectionner leur invention.

Par ce transfert technique, la pellicule souple du cinématographe Lumière (1895) pouvait dorénavant se dévider sans soubresauts.

Ces quelques exemples – pour une seule filière et une seule fibre ! – montrent que l’assise théorique, à la mode au début des années 2000, du fabless, à savoir une Europe qui ne serait qu’un centre d’innovation laissant la fabrication à d’autres pays à bas coût de main-d’oeuvre – avec les conséquences environnementales et socio-économiques qu’il n’est plus besoin de décrire – n’est qu’un mirage. La perte d’une filière ou sa déstructuration entraîne une série de conséquences délétères dans son propre secteur, puis, par capillarité, dans des secteurs voisins ou plus éloignés (le cinématographe !). Nous avons oublié que l’innovation naît, en grande partie, en faisant ; donc en ayant à proximité les lieux de production – usines, ateliers, manufactures – où l’on peut expérimenter. Toute innovation ne peut pas émerger dans un laboratoire. Et si c’est le cas, le pas vers l’industrialisation des procédés nécessite d’avoir l’outil qui le permet, soit des filières de production. (…)

Article à retrouver dans son intégralité,

dans Formae #1 septembre - décembre 2023