Estúdio Campana, Galerie Æquo, 2023 • © Galerie Æquo
Utilisés de manière traditionnelle, paille et autres joncs végétaux inspirent de nombreux designers qui leur donnent une seconde jeunesse.
Depuis la nuit des temps, la paille accompagne l’histoire des hommes : toits en paille, nattes tressées, chapeaux tissés plus ou moins finement, la fibre naturelle est un élément design du quotidien. Elle sous-tend aussi de nombreux savoir-faire au point d’être représentée en 1855, lors de l’Exposition universelle de Paris par le Grand-duché de Toscane : de nombreux exemplaires d’objets en paille tressée (chapeaux, portefeuilles, étuis à cigares, sacs, pantoufles, bottines, bonnets grecs…) sont récompensés pour leur extraordinaire finesse. De ces accessoires à des pièces design, il n’y a qu’un pas : les arts décoratifs encensent et réinterprètent le travail de la paille – et de la marqueterie de paille – pour imager des assises, orner le devant de commodes ou embellir des paravents.
Aujourd’hui, l’engouement des designers pour la paille s’accompagne d’un retour à une forme de naturalité, au contact de géographies et terroirs qui ont gardé un lien avec des pratiques agricoles, des savoir-faire indigènes et un amour de la matière brute.
Première galerie indienne de design fondée par Tarini Jindal Handa en 2022, Æquo met en lumière des techniques artisanales et matières premières indiennes sous l’impulsion de la directrice artistique Florence Louisy. Imaginée en collaboration avec le brésilien Humberto Campana, la commode Atuxuá – du nom de masques indigènes brésiliens prisés pour leur portée symbolique et savoir-faire unique – met en scène l’incroyable beauté de la paille-herbe sabaï, une fibre naturelle endémique des régions du nord-est de l’Inde. Pour réaliser cette pièce unique, scénographiée pour l’exposition au milieu d’un champ de sabaï, la fibre – mi-herbe, mi-paille – est assemblée à l’aide de fils de laiton qui reprennent le tour de main avec lequel les paysans indiens préparent la précieuse matière première pour la vendre.
Cousues à la main, des semaines durant, sur une fine structure en bambous, « les gerbes de sabaï composent un manteau sauvage qui rappelle la période des moissons », explique Florence Louisy. « Pour cette collaboration, je voulais travailler avec des matières premières qui s’inspirent des savoir-faire indiens tout en faisant un parallèle avec la spiritualité, les rituels et le syncrétisme religieux présent dans les deux pays-continents », raconte le designer Humberto Campana. Le résultat est bluffant : la commode a une présence rare.
Remettre sur le devant de la scène des fibres rares est aussi le propos des designers colombien Francisco Jaramillo et sud-africain Porky Hefer comme des marques mexicaine Luteca et colombienne Ames.
Finaliste du festival international Design Parade 2023, le colombien Francisco Jaramillo présentait un projet intimement lié à son pays natal. « Nous avons été sensibles à la démarche de Francisco : sa collection de mobilier Ibuju tire parti du yaré, une fibre végétale endémique et renouvelable, pour valoriser l’artisanat local et sensibiliser au sort de la forêt amazonienne surexploitée », explique le président du jury Noé Duchaufour-Lawrance. Peu connue des citadins, cette plante grimpante, qui se travaille comme le rotin, est employée par les populations du sud de la Colombie pour la vannerie. « Francisco revisite l’usage du yaré pour imaginer un banc, une table et un tabouret dont l’esthétique renvoie aux pièces massives des habitats rustiques. La maîtrise du tressage du yaré permet de réinterpréter la forme cylindrique des bûches – utilisées, aujourd’hui encore par la communauté – avec légèreté », ajoute-t-il.
Représenté par la galerie sud-africaine Southern Guild, le designer ultra-créatif Porky Hefer (à la tête du studio Animal Farm) s’inspire depuis toujours de la nature pour tisser à partir de raphia ou joncs autochtones des structures suspendues qui ressemblent à s’y méprendre à des nids d’oiseaux. Une démarche inspirée du biomimétisme pour laquelle il a longtemps étudié les techniques de construction des tisserins – oiseaux sud-africains qui composent d’immenses nids alvéolés – afin de les reproduire. Installé à Arles depuis peu, il poursuit sa démarche en étudiant les techniques de tressage provençales autour de Vallabrègues, ancien village de vanniers.
Pour sa collection Woven Tule, l’éditeur Luteca s’est inspiré de techniques anciennes de tradition maya, allant même jusqu’à mettre en scène – lors de Paris Déco Home en janvier 2024 – un atelier de vannerie traditionnelle avec la participation exceptionnelle du maestro mexicain Daniel Solis, issu du premier programme d’apprentissage de tressage de tule (plante de la famille des joncs) et de palme développé par Luteca.
« La collection Tule revisite le patrimoine folklorique mexicain : toutes les pièces sont tissées à la main selon une technique particulière qui remonte à la civilisation maya au XVI siècle et dont seul un petit groupe d’artisans maîtrise encore le savoir-faire », renchérit Sébastien Réant, fondateur de la marque qui a, pour piliers, le design mexicain, l’utilisation de matériaux naturels et la préservation de l’artisanat traditionnel.
Pour la marque allemande d’origine colombienne Ames, toutes les collections sont réalisées en Colombie dans le respect des traditions locales et savoir-faire anciens. « Les fibres de fique, sorte d’agave tropical qui pousse sans eau ni pesticide, sont utilisées depuis toujours par les communautés dans les villages : inspirées de cette technique de tressage, nous avons imaginé des pièces contemporaines comme les tables basses Picos surmontées d’un plateau tressé à partir de fibres colorées de fique », explique Ana Maria Kayser, fondatrice de la marque. D’autres pièces rivalisent de couleurs et d’ingéniosité artisanale comme les tapis Tatacoas de la designeuse belge Charlotte Lancelot qui reprennent toutes les nuances de rouge et grège du désert de Tatacoa et sont tissés à la main près de Bogotá à partir de fique. À son tour, l’allemand Sebastian Herkner – qui collabore avec la marque depuis ses débuts et a visité de nombreux villages d’artisans à travers le pays – s’est inspiré des couleurs vives des fibres de fique tissées par les artisans de la ville de Curití pour dessiner les Tupies lampes habillées de volants végétaux. Tout comme Humberto Campana invoquait des esprits sud-américains, celles-ci évoquent des poupées folkloriques. Comme quoi, le design donne une nouvelle portée aux fibres végétales du monde entier.