Tous au bois

Par Juliette Sebille

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Textile seconde peau, cloison acoustique, sculpture tridimensionnelle, espace nomade… entre technologie et artisanat, le bois insuffle une nouvelle vie à l’espace et devient un terrain de jeu pour construire un avenir innovant et vertueux.

Chaque cerne du bois conte l’histoire d’un arbre, une empreinte naturelle qui invite à remonter le temps et interroge la matérialité à l’ère contemporaine.

À l’origine, la matière (dérivée du grec hylé et du latin materia) désigne le cœur d’un tronc d’arbre, la partie solide, ligneuse et génératrice du bois.
Profondément ancré dans notre environnement, le bois est une matière vivante, organique et renouvelable. Transformé par la main de l’Homme depuis des millénaires, le bois en tant que matériau se fait vecteur de changement. La conception s’ouvre aux enjeux actuels : gestion des ressources, durabilité, valeur sociale et environnementale, nouvelles technologies et dématérialisation numérique.

Témoins des évolutions, artisans, artistes et architectes explorent les états de la matière, les diverses formes de supports, les médiums d’expression, ainsi que les gestes, les outils et les processus de mise en œuvre. Si la matière première est le substrat de leur dessein, elle trouve un prolongement immatériel à travers des réalisations originales qui offrent une expérience inédite et sensible issue d’années de recherche, de développement et de pratique.

Réalité augmentée

Un précieux sac à main armé d’une structure métallique, un mur extensible doté de poches kangourou, un ruban de bois de 120 mètres de long en lévitation… ses propositions hors normes semblent relever de la fiction. Fondateur d’Arca (Atelier de Recherche et de Création en Ameublement), Steven Leprizé n’est pas seulement un artisan ébéniste, c’est aussi un chercheur, un créateur et un visionnaire capable de transposer les rêves dans la réalité. Puisant dans les arts autant que dans les sciences, l’ancien élève devenu maître à l’école Boulle ne cède rien sur l’exigence et l’innovation. S’il n’est pas question de reproduire ou décliner des projets déjà développés, Steven Leprizé conçoit des objets et aménagements fonctionnels et versatiles qui répondent aux normes et usages actuels. Déposé sous le nom de WooWood©, le bois flexible est la première invention de l’atelier.
Avec un parement de bois ciselé, une membrane de caoutchouc et un renfort textile, le matériau atteint 300 % d’élasticité. Ni trop lâche ni trop ferme, le revêtement se prête à toutes les « déformations » orchestrées sous la pression d’un objet ou par l’interaction d’automates (détection de présence, son, mouvement). Par cette technique de morphose singulière, les intérieurs prennent une tout autre dimension, mais ce n’est pas tout. Née de contraintes économiques et écologiques, une nouvelle technique de cintrage à chaud permet, à partir d’un panneau composite de PET et de bois, de modéliser des structures monumentales uniques, sans moule. Comme André-Charles Boulle en son temps, Steven Leprizé s’appuie sur le progrès technique pour « augmenter » ses réalisations. Inspiré de sa fameuse marqueterie combinée au métal, le « Bois Larmé » défie la tradition. Outre sa rapidité d’exécution et sa valeur esthétique, ce procédé d’ornementation laisse libre cours à la personnalisation et rend le bois précieux moins sensible aux sollicitations.

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Géométrie variable

« Longtemps cantonné à l’habillage de meubles du fait de sa finesse, le placage bois occupe une place prépondérante dans le domaine de l’architecture et de l’aménagement intérieur. Le contexte actuel impose l’adoption de pratiques plus responsables et intelligentes. » Depuis l’ouverture de son studio en 2012, le duo de designers textiles israéliens Tesler Mendelovitch fait feu de tout bois. À force d’analyses des caractéristiques mécaniques et physiques des textiles (sens et structure des fibres, résistance à la traction), Orli Tesler et Itamar Mendelovitch ont décelé leur modus operandi. Leurs productions 3D émergent toutes d’une feuille de bois. Ciselée d’écailles à géométrie variable, elle se plie à tous les désirs (design d’objet, agencement d’espace, mode, automobile) et libère de nouveaux potentiels, notamment acoustiques. « Avec leurs facettes concaves et convexes, les panneaux de bois gèrent efficacement les réflexions et réverbérations sonores. Conçus pour diffuser les ondes sonores plutôt que de les neutraliser, ils atténuent les échos flottants et ondes stationnaires. En résulte un environnement sonore plus stable et naturel qui répond aux besoins d’infrastructures résidentielles et commerciales. »

Selon Henri Bergson : « Fabriquer consiste à informer la matière, à l’assouplir et à la plier, à la convertir en instrument afin de s’en rendre maître. C’est cette maîtrise qui profite à l’humanité, bien plus encore que le résultat matériel de l’invention même. »
Symbiose
Comment les gestes, les mouvements du corps, la nature des choses influent sur nos pratiques en matière de design ? À rebours des matériaux formatés et calibrés, les designers arrondissent les angles. Leurs créations, à la croisée de l’art et de l’artisanat, sont l’expression d’une génération en quête de sens. Elles appellent à faire corps avec la matière vivante et naturelle.

« Les objets s’expriment dans un langage universel. Leur forme vous dit leur usage. » Alors qu’il a quitté sa Corée natale pour les États-Unis à l’âge de 20 ans, Heechan Kim s’est inévitablement intéressé à la communication non verbale. Lauréat d’une mention spéciale du Loewe Foundation Craft Prize 2024, l’artisan-designer poursuit une quête perpétuelle pour donner corps à des formes nouvelles. « Depuis la nuit des temps, les êtres humains luttent contre la nature, essaient de la maîtriser pour leur propre survie. De nombreux objets et leur processus de fabrication en témoignent tout au long de l’histoire. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde qui évolue très rapidement, où tout peut être imprimé en 3D. J’ai commencé à me questionner sur le sens derrière l’acte de fabrication. » Pour concevoir une série de structures sculpturales en bois de frêne, il s’est laissé guider par la matière. Un processus intuitif, à l’écoute de la matière, par lequel il restaure une relation intime avec la nature et prend le temps de matérialiser ses œuvres qu’il envisage « comme le prolongement de la main et du corps ».
On croirait qu’elles dansent. Ses créations ondoyantes émanent d’une connexion étroite avec une fibre naturelle. Nous connaissons le rotin à travers les conventionnelles tresses des chaises de bistrot parisiennes. Aurélie Hoegy le travaille dans sa forme originelle. Cette liane de palmier, qu’elle a découverte à Bali, peut atteindre jusqu’à 300 mètres de long. Mais de la jungle aux courbes gracieuses de ses assises, nombreuses sont les étapes pour la rendre lisse et soyeuse. Sa grande tapisserie de fibres sauvages a nécessité près d’une année d’exécution. Tout juste achevée, elle a trouvé place au musée des Beaux-Arts de Houston. Pour lui donner cette « allure folle », la créatrice a patiemment planté 80 000 clous dans la structure et sollicité les conseils d’un coiffeur professionnel. La finition dégradée lui confère l’effet de mouvement et de légèreté recherché. Une autre sculpture qu’elle a réalisée pour une résidence à Majorque ondule comme une boucle de cheveux, une banquette qu’un hôtel aux Maldives lui a commandée épouse le corps dans le mouvement d’une vague… De quoi réveiller la fibre artistique autour des savoir-faire ancestraux oubliés.

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Éphémère durable

A priori, ces notions sont antinomiques. Avec ses aménagements nomades et modulables, l’architecte Martin Lichtig propose un voyage transfrontalier de l’éphémère au durable.

Vous êtes finaliste de la 8e édition du festival international d’architecture intérieure de Toulon, racontez-nous les tenants et aboutissants de votre projet-installation.
Dans le cadre du concours imaginé par la Villa Noailles, les dix finalistes sont invités à aménager une pièce de l’ancien évêché en lien avec la philosophie du lieu. Je me suis glissé dans la peau d’un collectionneur d’art qui n’aurait pas assez de place pour présenter les collections d’artistes varois. Et j’ai déployé un dispositif à partir de cimaises accordéon afin de démultiplier la surface d’exposition. Légères et maniables, ces structures de bois se replient sur elles-mêmes comme des coffres, facilitant le déplacement des œuvres. Habillés de textile recyclé, les panneaux abritent un point lumineux. In fine, l’installation peut faire office d’écrin, de cimaise, de paravent, de séparateur, de lumière et de pare-son.

Vos récentes réalisations invitent à jouer et à interagir avec l’espace, comment la matière participe de l’expérience ?
J’aime le bois pour ses qualités intrinsèques, ses propriétés de légèreté, sa capacité de résistance et son rapport masse / résistance inégalé. Lauréat du concours Mini Maousse 9, porté par la Cité de l’architecture, j’ai conçu une mini fan zone à la manière d’un ring de boxe grandeur nature, sur le thème « 2024, les jeux en ville ». Grâce à l’appui de l’ESB à Nantes, le bois s’est révélé comme la solution technique et fonctionnelle la plus adaptée pour mettre au point une installation qui relève du design actif. Financée par la ville de Saint-Denis, la capsule de bois – montable et démontable en une heure chrono – ira à la rencontre des habitants d’un nouveau quartier tous les trois jours. Sa vocation ? Le jour, encourager la pratique du sport, et le soir, rassembler le public autour de la projection des épreuves. Passé les jeux, cette plateforme de 25 m² peut tout à fait servir de podium pour les « battles » de break dance.

Quel rôle l’architecture et le design peuvent-ils jouer dans la transition durable ?
Architecte-historien, je développe actuellement un ensemble de mobilier à base de sphères inspirées des piètements fin XIXe - début XXe siècle. Ces sphères pourront être enfilées / défilées comme sur un collier, à la faveur d’un style personnalisé, et faciliter le montage / démontage du mobilier. Le principe qui sous-tend également ce projet, c’est la valeur du mobilier. À l’époque, il reposait sur le coût de la matière première et de sa transformation. Aujourd’hui, dans une logique industrielle, il ne dépend ni de la matière, qui se réduit essentiellement au pin Douglas, ni des savoir-faire, qui sont très industrialisés en Asie, mais du transport et du stockage. Le concepteur est responsable, il choisit où il impute cette valeur. Pour ce projet, il s’agit de redistribuer la valeur au processus de fabrication qui passe par un sourcing et une fabrication à l’échelle régionale.

par ordre d’apparition : Paravent, Arca © Antoine Duhamel Photography • Tuiles perforées insonorisantes « pixels de bois » revêtues d’une finition en bronze,Tesler + Mendelovitch en collaboration avec Linski Design © Aviraz Ifrach • #16, Heechan Kim, Loewe Craft Prize 2024© Heechan Kim • Maquette WILD FIBERS Bench, Aurélie Hoegy © Bruno Pellarin