Traducteur de matière

Par Victor Fleury Ponsin

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Dans le monde de la création, la Matière est souvent utilisée comme un composant, permettant de réaliser des œuvres et des pièces de mobilier fascinantes. Elle est, par sa seule présence, gage de beauté. Pour ses différences infinies, ses couleurs, l’éclat de ses pierres, la douceur de ses tissus, la chaleur de ses formes… la Matière est utilisée.

Mais pour la richesse d’un projet, ne faudrait-il pas qu’elle soit acteur plutôt qu’outil ?

Contraindre la matière uniquement à la construction et à la décoration la figerait jusqu’à ne devenir qu’un élément à imprimer, photocopier, distribuer. Elle doit être perçue comme vivante, pour la laisser se déployer et évoluer. Le créateur doit lui réinsuffler son mystère.

En acceptant un œil plus flou, nous envisagerons la matière comme vivante, autonome et porteuse d’une force d’âme. Plus largement, en cultivant une pensée moins rationnelle et façonnée par une croyance animiste, nous découvrirons que toute chose possède une âme et une capacité de dialogue.
Ainsi il ne faut plus visualiser la pierre comme un simple élément constructif mais comme un véritable témoin du monde, coffre renfermant une mémoire, véritable veilleur de la Nature et des Hommes.

Cette compréhension sensible de notre environnement appliquée au monde de la création permet d’appréhender le dessin d’une pièce avec une pesanteur nécessaire et un respect de la matière.

Chargée d’une mémoire, la matière possède également une intuition, une force d’âme. En tant que créateur, il faut s’efforcer de comprendre la matière avant de la travailler. Cette recherche passe par une compréhension technique, une écoute de l’artisan, un regard attentif sur ses mains et sur son lien avec son matériau. Suite à cette initiation, nous pouvons entendre le murmure de la matière et alors commencer à esquisser un trait.

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Ainsi, notre devoir est de laisser la matière s’exprimer - faire reculer l’ego - écouter - observer - mettre en lumière.
Nous sommes finalement des traducteurs de matière. La tâche de ne pas la faire mentir nous revient. Nous ne pouvons pas la noyer dans une prouesse technique ou l’utiliser comme un simple parement décoratif. Retranscrire la matière en pièce de mobilier n’est pas une affaire de légèreté.

Le plâtre occupe une place particulière dans mon travail de sculpture et de
design. Cette matière est polymorphe.
Capable de prendre toutes les formes, toutes les couleurs, de devenir lisse comme âpre, chaud ou froid, le plâtre est insaisissable. Je le visualise comme une fumée solide – une fumée intacte, pure.

Comme un souffle qui se retient, le plâtre attend de prendre vie. Diaphane avant de prendre forme, presque timide d’exister,
il s’incarne ensuite avec beaucoup d’assurance. Sa matière s’alourdit, il chauffe à en devenir un âtre pendant quelques minutes et une fois staffé, armé, séché, il se fige – décidé.

Chaque jour, le staffeur fait naître sa matière.

Le plâtre est la seule matière ne détenant aucune histoire avant son incarnation. Une fois créé, il doit se connecter avec son environnement. Il devient alors un réceptacle à histoire, à mémoire. Il prend des coups, se marque, s’adoucit sur ses bords, se creuse, se patine. Presque frustré, il ne manque plus une occasion d’interagir avec son milieu, avec ce monde.
La collection « Marbre », dessinée en collaboration avec les ateliers Dunod Mallier et Tollis Studio, porte ce propos. Elle révèle leur premier espace de travail composé d’un plateau et de deux chevalets.
Cette planche de plâtre va alors se gorger des projets et de l’histoire des pièces que l’on posera sur elle. Elle sera le témoin d’une vie de gestes.

Cette pensée offrant une âme et une parole à la matière ouvre des possibilités de création ancrées non plus dans la quête du Beau mais dans celle du Sens, l’expérimentation libre et le devoir de traduire ses murmures avec la plus grande fidélité, quitte à, un jour, faire l’apologie de la laideur.