sociologue et historien spécialiste des savoir-faire

Transmettre

Par Hugues Jacquet

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Longtemps orale, la transmission des savoir-faire et des gestes techniques a pu faire écrire à Walter Benjamin que l’artisan fut dans l’histoire le premier des conteurs. Cette prise en relais millénaire par la parole et l’art de bien narrer se trouva sensiblement affaiblie par les profondes mutations socio-économiques qu’engendrèrent les révolutions industrielles à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe. Dans un mouvement qui débute dès l’époque renaissante, ce qui est à transmettre migre, pour une grande partie, de la bouche de l’artisan et du maître vers les traités et les manuels. S’externalise alors le principe de transmission, dorénavant retranscrit et codifié dans des textes et représenté par des gravures et des schémas ; dans le dernier quart du XIXe siècle, avec l’arrivée de l’éducation obligatoire pour tous, l’apprentissage se déplace d’un lieu unique – l’atelier ou la manufacture – pour être partagé avec des écoles qui se spécialisent peu à peu selon les différents corps de métiers. Règles externalisées et figées par l’écrit, nouvelle organisation du travail sous les révolutions industrielles et institutionnalisation de l’apprentissage sont les trois pans à conserver en mémoire pour mieux comprendre l’évolution de la notion de transmission jusqu’à nos jours.

Sous l’Ancien Régime, avant que la loi Le Chapelier de 1791 ne vienne interdire les corporations, les temps, voire les contenus de l’apprentissage, sont formellement codifiés par ces dernières. L’apprenti est souvent confié très jeune au maître qui, en échange de son travail, lui enseigne les bons gestes et savoir-faire. D’apprenti, il deviendra compagnon et peut-être maître, si l’habileté acquise mais aussi des revenus suffisants pour les différents examens à réussir le lui permettent. C’est pour libérer les métiers d’une organisation perçue comme sclérosée empêchant le droit de s’installer à sa guise, limitant les déplacements physiques, les échanges… et donc l’innovation, que les législateurs révolutionnaires firent table rase d’un système hérité et pour eux représentatif d’une période de l’histoire appelée à se clore. Mais bien vite, l’organisation multiséculaire de la transmission des savoir-faire techniques et matériels va retrouver ses relais habituels : observer le geste commenté, reproduire, échouer, reproduire, progresser, reproduire, réussir. Pour ce faire, chaque métier manuel demande un temps long d’apprentissage requérant plusieurs années. Le maître d’apprentissage a pour but que l’apprenti parvienne à son niveau, que sa maîtrise du geste égale la sienne afin qu’il fabrique dans sa totalité un objet. À l’inverse, l’organisation scientifique du travail définie au XIXe siècle divise les tâches et les distribue le long d’une chaîne opératoire qui comprend autant d’hommes, de femmes ou d’enfants qu’il y a d’étapes. L’objectif est un gain de temps, certes, mais il est avant tout un avantage économique ; en défaisant la fabrication d’un objet en plusieurs étapes simples et répétitives, le savoir-faire nécessaire à ces tâches séquencées est réduit au minimum, comme le salaire à verser en échange de la force de production.
À la fin du XIXe siècle, avec l’arrivée de l’éducation obligatoire pour tous, naît le réseau des écoles professionnelles, une filière que prend en charge l’État au travers d’un ministère, l’Éducation nationale. Cette évolution nécessite de formaliser les savoirs à transmettre afin de les intégrer dans des programmes correspondant à différents niveaux de diplômes. À l’évidence, ces filières comprennent encore et toujours une partie pratique en atelier ou dans l’entreprise ; comment apprendre un métier autrement ? Dans la seconde moitié du XXe siècle, ces écoles et lycées professionnels, ces centres d’apprentissage ont connu, en raison de la perception sociale des métiers manuels, des formes, souvent profondes, de désaffection allant pour certaines formations jusqu’à être qualifiées de « voies de garage » où l’adolescent(e) se rend par défaut, guidé(e) par le conseiller d’orientation, parfois sa famille, bien que souvent et de moins en moins partie prenante de la décision. Comme pour toute organisation sociale, il y existe une hiérarchie et certaines écoles, enseignant les métiers d’art comme on commencera à les appeler pour mieux les éloigner de la pesanteur sociale des autres métiers manuels – plombier, électricien, couvreur… –, vont venir couronner ce bel édifice de la formation professionnelle. Ce sont ces métiers qui connaissent aujourd’hui un sensible engouement depuis la revalorisation sociale de certains – pas tous, loin
de là – de ces apprentissages.
Si Paris, avec de grandes écoles publiques (EnsAD, Duperré, Olivier de Serres, Boulle et Estienne) et privées (Camondo, Haute École de Joaillerie…) liées aux métiers d’art, représente une partie de cette aristocratie des filières d’apprentissage, celle-ci maille aussi le territoire national de formations d’excellence dans les métiers de la main, depuis celle en lutherie dans les Vosges jusqu’aux métiers du verre en Lorraine au Centre européen de recherches et de formation aux arts verriers (Cerfav).
En complément de l’enseignement, le secteur public aide aussi à la transmission des savoir-faire et des entreprises qui les détiennent par l’intermédiaire d’autres programmes comme, par exemple, le dispositif Maîtres d’art - Élèves initié en 1994 par le ministère de la Culture. Une grande partie, en effet, de ces métiers sont les ferments de notre culture matérielle et immatérielle ; ils contribuent aussi à une part importante de l’activité économique du pays, comme le montre la création en 2005 du label « Entreprise du Patrimoine Vivant » par le ministère de l’Économie et des Finances qui, en valorisant ces entreprises et leur savoir-faire, en facilite aussi la transmission, entrepreneuriale cette fois. D’autres opérateurs et dispositifs publics ont pour mission de mettre en lumière ces métiers, leurs filières d’apprentissage, et d’encourager la reprise des entreprises du secteur, citons ici l’Institut National des Métiers d’Art (INMA) à compétence nationale, alors que d’autres organismes et programmes se déploient aux niveaux régional, départemental et municipal, comme Les Ateliers de Paris, par exemple, accompagnant les jeunes artisans en début de carrière.

En raison de leurs spécificités, l’enseignement et la transmission des métiers ont toujours – au risque de se dévoyer – été au contact du monde des entreprises, car c’est parmi ces dernières que l’apprentissage se réalise en alternance et que ces élèves pourront trouver un emploi une fois leur cursus terminé. En parallèle des formations proposées par le secteur public, existe donc un réseau important de centres et d’écoles de formation aux métiers manuels, très liés au monde des entreprises voire directement organisés par ce dernier. Viennent immédiatement à l’esprit, les Compagnons du Devoir et du Tour de France dont la gamme des métiers ne cesse de s’étoffer (jardinier-paysagiste, vigneron, métiers de bouche…) pour mieux répondre aux attentes de la société contemporaine. Cette évolution est aussi le signe de leur place et de leur efficacité dans les filières d’apprentissage aux métiers en France. Nous pourrions citer également les écoles dans le giron des Chambres de Commerce et d’Industrie, comme l’École Ferrandi, à Paris, proposant des formations reconnues entre autres dans la maroquinerie, les métiers de bouche et du service. Complétant l’offre publique, ces écoles ont toujours existé – que ce soit, par exemple, pour les grands porcelainiers de Limoges, les joaillers à Paris ou dans l’industrie comme au sein de la régie Renault formant en interne soudeurs, mécaniciens ou carrossiers. Cette organisation de l’éducation professionnelle dans l’entreprise connaît aujourd’hui un renouveau notamment porté par le secteur du luxe. Au sein de leurs manufactures, ces entreprises – Hermès, Louis Vuitton…– prennent en charge l’ensemble de l’apprentissage, théorique et pratique, en collaboration avec l’Éducation nationale, ce qui leur permet de délivrer, pour certaines, des diplômes reconnus par l’État (l’École Hermès des savoir-faire délivre depuis 2022 un CAP Maroquinerie et un Certificat de qualification professionnelle (CQP) « coupe et piquage »).

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Ce maillage de lieux organisant la transmission des apprentissages, des techniques et des savoir-faire se complète par les actions des représentations syndicales et professionnelles (Ateliers d’Art de France, Fédérations par filières ou matériaux…), des associations et des acteurs du mécénat. Des Fondations ont ainsi fléché une partie de leur budget dans ces domaines, citons à titre d’exemples, la Fondation Bettencourt Schueller et son prix pour l’Intelligence de la Main, la Fondation d’entreprise Hermès, opératrice de grands programmes de valorisation de l’artisanat ou, plus récemment, la Fondation d’entreprise Martell avec mise à disposition d’ateliers pour des résidences de création. Le tissu associatif lié à ces secteurs reste aussi dynamique, il opère à différents niveaux : connaissance des métiers manuels pour les plus jeunes (L’Outil en Main, REMPART…), valorisation des métiers manuels et de leurs apports sociaux (Association des Amis de Paul Feller, L’Atelier Paysan…) ou pour la protection du patrimoine artisanal et industriel matériel et immatériel. Ajoutons à ce tableau succinct, mais représentatif des organismes œuvrant pour la transmission, les lieux de conservation et de valorisation
muséale des savoir-faire. Le réseau des musées en France dédié à cette fin est, en raison de l’histoire de notre pays, relativement dense. En dresser une liste serait utile mais impossible ici, citons le Conservatoire et musée des Arts et Métiers à Paris, la Maison de l’Outil et de la Pensée Ouvrière à Troyes, le Musée des Tissus à Lyon, les Musée du verre de Conches-en-Ouche ou de Sars-Poteries… Il faut clore enfin cette présentation avec l’ensemble des ateliers artisanaux permettant des pratiques amateures. Même a minima, une pratique occasionnelle guidée par le plaisir de faire avec ses mains constitue bien l’un des pans de la transmission, et l’économie de ces cours et formations n’est pas non plus négligeable pour ceux qui les prodiguent.

Parcourir à grands pas ces différents axes de la transmission en France, tant du point de vue de son apprentissage qu’entendue comme une passation d’entreprise, montre la richesse des outils et des formations disponibles, mais le cœur de la problématique reste ceux qui vont vouloir s’inscrire dans ces cursus de formation. Les bénéfices de ces métiers sont nombreux – épanouissement, responsabilité, fierté, émancipation économique (beaucoup des secteurs de l’artisanat sont en tension et les salaires proposés augmentent : maçonnerie, couverture, plomberie, chaudronnerie…) – et pourtant le recrutement stagne ou décline encore parmi ces derniers. Changer les mentalités est le premier des enjeux. L’objectif des 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat fut indubitablement louable mais il a aussi contribué à dévaloriser, par un effet rebond souvent sous-estimé, les filières professionnalisantes. Quatre décennies plus tard, le modèle artisanal de la transmission des savoir-faire semble pourtant être devenu exemplaire. Aujourd’hui, l’apprentissage en alternance concerne 800 000 jeunes chaque année ; un programme de soutien public massif et qu’il a fallu revoir marginalement pour que les budgets dédiés restent en majorité destinés aux filières des métiers manuels. Cela permet cependant de modifier le regard porté sur l’apprentissage et l’alternance en tant que mode d’accession à la vie professionnelle. Le problème majeur est de donner envie de rentrer dans le métier, pour cela, point de mystère, il faut essayer, tout du moins en avoir la possibilité, car, pour le dire poétiquement avec Fernando Pessoa : « Goûter un fruit, c’est en connaître le sens » (Poèmes païens). Une longue description ne pourra jamais se substituer à l’expérience car un métier artisanal et son apprentissage ne peuvent être tout entiers résumés par des mots. Cette dernière réflexion devra sans doute nous conduire à repenser la place des pratiques manuelles dans les filières scolaires généralistes (et parfois professionnelles !) et ainsi défaire peu à peu le regard que porte la société sur ces métiers.
Enfin, et c’est un point essentiel, pour qu’ils se transmettent et que les filières qu’ils représentent se maintiennent, il faut à ces métiers des débouchés économiques ; les acteurs privés – architectes, architectes d’intérieur, designers, promoteurs… –, la puissance publique en fléchant ses commandes intelligemment, et nous enfin, en réfléchissant nos achats, sommes les acteurs primordiaux d’une transmission saine et vigoureuse des savoir-faire et des métiers qui les représentent.