Atelier d’Offard, papiers peints à la planche • © Julie Limont
Que la création contemporaine propose un retour fracassant de la matérialité et du savoir-faire n’est qu’un juste retour des choses. Bois ou textiles, céramiques ou verres, sont autant de matières qui, sous la pratique des savoir-faire d’exception, prennent la forme d’objets qui entrent dans les galeries, les musées et chez les collectionneurs. Qui s’en plaindrait ?
Ce mouvement vers le réel des matériaux et des pratiques longues de l’artisanat d’art répond à une période récente où trop de créations ont dérivé vers des pensées et des actions tellement abstraites qu’elles en sont devenues illisibles et parfois invisibles. L’art conceptuel, qui fait son entrée fracassante au début du XXe siècle avec Marcel Duchamp, est devenu une forme d’action et de pensée largement diffusée dans les arts plastiques et le design, qu’il apparaît pour certains comme un académisme.
Il a supplanté de nouvelles formes de créativité plus imprégnées des questions actuelles, notamment celles de la matérialité des œuvres et des processus de réalisation.
Le retour d’une inventivité en interaction avec un savoir-faire exceptionnel est devenu de plus en plus prépondérant ces dernières années et semble ne pas s’inscrire uniquement dans un effet de mode. Les récits qui y sont associés, celui des origines des matériaux, du métier, de la signification et des usages, donnent un sens qui est partageable par le spectateur-acheteur. La création, en particulier dans l’architecture intérieure, le design et les métiers d’art s’inscrit dorénavant dans une histoire de l’art, ancrée dans un effet de vibration et de résonance des matières et des savoir-faire qui ne fait pas uniquement la part belle au concept.
Aussi la création actuelle qui fait appel aux savoir-faire et à la pratique longue d’un métier d’art ne saurait laisser évidemment indifférent.
Et pourtant cette création, aussi magnifique et exceptionnelle soit-elle, pose question : doit-elle se substituer à une pratique de l’art à caractère unique ou de petite série ? Ou doit-elle s’envisager dans une vision plus large de conception, de production et de diffusion ? La création dans le design et l’architecture intérieure doit-elle se cantonner à un art du singulier ? Ou doit-elle également s’orienter vers la production quantitative et plurielle ? Les réponses à ces questions orientent en profondeur l’organisation des outils de production, de formation, de diffusion et de promotion.
Si les dix dernières années ont permis avec une réelle efficacité de reconnaître des métiers et des formations jusqu’alors très fortement dévalorisés, les dix prochaines années seront conditionnées aux réponses que l’on portera à cette question du modèle
de production entre singularité ou pluralité de l’offre. On est passé de la reconnaissance de la singularité des métiers d’art, avec leur capacité imaginative à transformer la matérialité du réel, à un besoin dorénavant de s’inscrire dans une production quantitative qui sera l’élément majeur de son déploiement face à la transition durable. Si la création reste uniquement cantonnée à la dimension singulière comparable à la production artistique, elle ne pourra pas créer un effet de levier puissant et restera dans la sphère de la délectation artistique réservée à une élite. La délectation (le plaisir d’observer un objet à caractère unique ou à production limitée) étant ce qui caractérise la collection publique ou privée qui fait peu de place à l’usage ouvert au plus grand nombre, en particulier pour les collections publiques (musées). Les collections en main privée peuvent, en revanche, mêler délectation et usages. Une chaise, une lampe ou une console dans la collection publique d’un musée n’est que regardée, alors que dans une collection privée, elle est aussi utilisée.
Or, la question centrale du design et des métiers d’art, au-delà de la question de l’excellence, est celle de l’usage, de la fonction et plus largement de l’utilité. Si l’art est une délectation, ou une interrogation sur le monde (et/ou une approche sensible et poétique), en revanche, la sphère qui est révélée par le texturel (art du XXIe siècle qui révèle la texture des créations par le design et les métiers d’art) se déplace vers la question de l’usage et de l’utile. Ce n’est pas qu’une démonstration, c’est aussi une pratique où il y a une corrélation entre fonction et matérialité.
La production des industries créatives représentée par le design et les métiers d’art s’oriente alors vers deux chemins qui ne s’excluent pas mais qu’il est utile d’avoir à l’esprit. La première voie est un mode de développement de production quantitatif : la capacité de fabrication doit augmenter afin de répondre à une demande qui aura été sensibilisée par les nouvelles orientations créatives. Le design made in France, associé à une capacité de fabrication intégrant tout ou partie des
savoir-faire artisanaux, serait alors intégré au développement des territoires et de la petite industrie, notamment grâce au déploiement du modèle de la manufacture intégrant de 10 à 200 salariés. Dans cette perspective, les
métiers d’art se mettent au service d’une production plus quantitative, sans perdre pour autant leur savoir-faire qui garantit la valeur ajoutée du produit.
La seconde voie, qui se superpose à la première, est d’utiliser l’agilité des métiers d’art, et leur capacité légère et adaptable sur une assez courte période, de quelques semaines ou quelques mois, afin de devenir la cheville ouvrière, si l’on peut dire, de la recherche et de l’innovation. La structure organique des métiers d’art couplée aux designers est de proposer une cellule de conception et de production de petite dimension qui peut, dans un temps assez restreint, offrir des solutions créatives sous forme de prototypage ou même de réalisation qui sont, en raison de leur rapidité de mise en œuvre, des solutions appréciables pour des entités productives qui souhaitent développer de nouveaux projets. Les axes d’exploration sont nombreux et, sans être exhaustifs, s’orientent vers les interactions entre matières traditionnelles (bois, métal, végétaux, peaux…) et nouveaux matériaux (issus de combinaisons ou de recyclage). Cette interaction entre savoir-faire et innovations technologiques se déploie dans les biomatériaux, l’intelligence artificielle ou l’amélioration productive grâce aux procédés numériques de programmation. Le développement de l’innovation dans les métiers d’art doit avoir comme perspective l’augmentation de la recherche appliquée afin de s’adapter à un outil de production à l’écoute de la demande et d’un marché. Les métiers d’art ne sauraient être seulement des outils de valorisation du patrimoine passé, ils ont les capacités et les ressources pour s’inscrire dans l’innovation et l’outil de production pour faire face aux enjeux environnementaux et sociétaux actuels. C’est à ce prix que le design et les métiers d ’art sauront créer du désir et du récit et préparer l’avenir.
La production d’exception du design et des métiers d’art renoue ainsi, face à la question d’échelle que pose le réchauffement climatique, avec la question de l’usage et du multiple (vs délectation/unique). L’entrée dans l’ère de la pérennité programmée, slogan du slow made, pose ainsi la question de l’identité de l’unique : une singularité ou une éthique ? Unique parce que rare, ou unique parce que s’inscrivant dans une temporalité longue grâce à l’innovation ?