Il est évident pour tous qu’un nouveau monde se met en place : virtualité des relations et des échanges, intelligence artificielle, robotique et drones, dépersonnalisation des rapports humains… Le temps (vitesse ou lenteur) est finalement au centre de nos sociétés technologiques et nous assistons à un amoindrissement de l’espace : l’immédiateté de l’ici et du maintenant de l’émotion ne fait qu’augmenter, au risque de la perte de contrôle et du risque de catastrophe.
Mais si, et c’est le point de vue du mouvement slow made crée il y a dix ans (2012), ce n’était que la face visible d’un autre monde qui ne fait que croître également ? Non pas celui du virtuel, mais celui du retour du réel ? En retrouvant la valeur du temps (rapide ou lent), du « fait avec le temps nécessaire », traduction du slow made, nous assistons à la concomitance des modèles, et non à leur opposition. D’un côté, un monde virtuel fondé sur les mathématiques, le prévisible, la data et le quantitatif des données transmises par tous les utilisateurs du numérique. Il y a alors dématérialisation, absence et solitude, virtualité, digitalisation, déracinement et dépersonnalisation du rapport au monde, à la nature et aux humains. De l’autre côté, nous assistons au retour du réel des objets, des matériaux, du sens donné au travail, et notamment aux savoir-faire des métiers de la main (métiers d’art, gastronomie, architecture, design…). Ce monde-là se caractérise par un caractère plus aléatoire, imprévisible, sensible, soumis aux humeurs des humains, aux vies à raconter, tout ce que fuit la prévisibilité des algorithmes. Ces deux pôles ne s’excluent pas, mais se conjuguent, car peu de personnes pourraient renoncer au numérique, mais beaucoup souhaitent plus de présence au monde, de réel pour se sentir vivre.
Que tirer de ce constat pour le monde de la création en général et de l’architecture et du design en particulier ? Il a tout à gagner à affirmer la valeur du toucher et de la texture : la matière devient un objet de visibilité et de sensibilité, elle est la valeur cardinale d’une proximité entre l’humain et l’objet. Cela réaffirme le caractère intrinsèque de l’objet créé et permet de rendre plus prégnante l’expérience du lien entre la création et son utilisateur. Ainsi, l’art de la texture, avec la prépondérance du sens du toucher, s’affirme avec force et autonomie au XXIe siècle, dans un monde où le virtuel, l’écran, la distance, l’indéterminé sont très présents. L’affirmation de la réalité de la texture, grâce au savoir-faire du traitement de la surface et de l’épiderme, donne sensation et signification à l’homme. Le bois, la pierre, le cuir ou le textile confère à l’objet un aspect unique après sa transformation dans une forme afin de satisfaire un usage.
Avec l’affirmation du réel et de sa texture, nous sommes en présence d’un nouveau paradigme, de l’art de transformer de la matière brute en un épiderme canalisé. Le réel n’est pas qu’une donnée objective, il est une construction de l’homme grâce au rassemblement d’entités trop souvent disjointes jusque-là, la nature et la culture. Ainsi, l’identité de la création dans notre société actuelle est le fruit d’une évolution. Autant le « beau » dit classique (XVIIe-XVIIIe siècles) était associé à des règles qui régissaient les rapports sociaux et la création ; autant l’esthétique moderne (XIXe-XXe siècles) était liée à la pertinence d’un concept, reflet du sujet individualiste surpuissant. L’art « texturel » (XXIe siècle) est aujourd’hui, selon le slow made, lié à une préoccupation de plus en plus forte de l’homme dans son rapport à l’environnement. Si la création au XXe siècle a été majoritairement un art issu d’une démarche réflexive, l’art du XXIe siècle est davantage le résultat d’une perception par les sens entremêlés avec les matériaux de fabrication. La nouvelle expérience consiste à mettre son corps, grâce au toucher en particulier, au cœur de la connaissance d’une expérience de l’environnement humain (l’artisan d’art) et écologique (la matière transformée).
L’art texturel de l’architecture, du design, des métiers d’art et des savoir-faire s’inscrit alors dans l’affirmation d’une créativité qui se connecte au monde, tout en affirmant la place importante des sens du sujet et du réel de la nature, d’une expérience des sensations afin de mieux appréhender les environnements.