conseiller au développement culturel et scientifique au Mobilier national

Apparition / disparition

Par Marc Bayard

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Weaving wood, stone and rye straw, Curiosité textile • © Stéphanie Lacos

Histoire facétieuse des matériaux

Disparaître et réapparaître, s’éclipser et revenir au premier plan, telle est l’histoire fascinante des matériaux et des savoir-faire. Les expositions « Made in France. Une histoire du textile » (aux Archives nationales de Paris, jusqu’au 27 janvier 2025) ou « Christofle, une brillante histoire » (au musée des Arts décoratifs, jusqu’au 20 avril 2025) nous rappellent cette oscillation. Pourquoi certains matériaux ont l’art de jouer de nos attentions ? Quand on pense au lin, à la soie, à la laine, à la paille pour marqueterie, à la plume pour plumasserie ou encore à l’osier ou au cuir, à la terre et ses dérivés, à l’usage du métal sous toutes ses formes, il est fascinant de constater ces mouvements de balancier. Après le règne triomphant du plastique issu de nos échanges sans frontières et sans âme, il y a un juste retour des valeurs narratives et d’usage des matériaux qui naissent d’un
rapport au temps et aux savoir-faire. Ces matériaux ont toujours été présents, mais c’est l’usagequi en était fait qui a été éclipsé. Une fois cette utilité en déclin, le savoir-faire n’a plus été transmis. Mais le matériau a généralement toujours subsistent. La laine, le bois ou le métal persistent, mais, comme ils animaux ou végétaux, certains ont été mis en hibernation. Aujourd’hui nous assistons à leur printemps que différents événements comme « Les Rendez-vous de la matière » éclairent et réchauffent. Une sortie de chrysalide qui n’est pas uniquement fortuite, mais qui s’inscrit dans une perspective culturelle.

Sur les traces des indices

Pour redécouvrir un matériau, le costume de l’archéologue doit être endossé. Ce chercheur de traces reconstitue des mondes avec quelques fragments. Il propose de nouvelles histoires parcellaires, éclatées, néanmoins constitutives d’une nouvelle ère.

Comme l’évoque si bien Paolo Rumiz dans son texte singulier (Appia,
éd. Arthaud) à propos de la redécouverte de la mythique route Appia entre Rome et Brindisi dans le sud de l’Italie, il est des manières diverses de redonner vie aux traces. Il s’agit dans un premier temps de les détecter, en fouillant les terrains d’ensevelissement. Dans le cas d’espèce des métiers d’art, le terrain d’exploration se présente sous plusieurs aspects : les musées, bien évidemment, mais également les arrière-cours des aïeux ou les vide-
greniers de nos villes. Il nous est tous arrivé de rester dans l’expectative devant une forme d’outils en métal ou un objet en bois sans avoir la moindre idée de son usage, de son époque et de son champ d’action. Le même genre de questionnement attend un archéologue fouinant un coin de terre et découvrant une tesselle de poterie ou une brisure de mosaïque.

Le travail de l’historien, mais également du designer ou de l’artisan, devant l’inconnu d’une pièce qui ne constitue qu’un fragment d’un tout, consiste à reconstituer le récit autour de la trace pour y déceler les vibrations de l’usage, et donc de la vie. L’artisan-historien trouve alors des fragments de mémoires et fait émerger, tel un bouchon de pêche à la surface de l’eau, des signaux faibles, épars, dispersés mais, par la recherche et le déplacement, retrouve des alignements. Il reconstitue des pointes émergées qui sont autant de repères, de véritables bouées d’un chenal embourbé. Le découvreur de matériau et de geste doit ouvrir un chemin dans cette renaissance : trouver un sens d’orientation parmi les témoins parcellaires et reconstituer un cheminement possible et plausible. Il est nécessaire alors de se mettre dans la peau des ancêtres, tel un dessinateur sur un papier calque, pour tenter de s’inscrire dans les sillons du graphite que l’on creuse avec plus ou moins d’assurance. Et c’est dans ces hésitations, hoquet de la pensée et de la main, que se forge le récit du présent : la recherche des traces amène à dessiner des gestes et à penser des pratiques inusitées. Le geste contemporain du vannier ou de l’orfèvre puise son déroulé dans l’observation d’un objet et d’une trace ancienne. L’innovation se situe dans cet interstice entre le temps retrouvé et la projection des futurs possibles.

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Reconstituer pour créer : faire naître de l’usage

L’interrogation des fragments visibles, constitués par ces objets du passé dont on a oublié leur usage et leur perspective temporelle, revient à poser la question de notre époque, de nos traces mémorielles, si présentes dans nos sociétés riches de leur passé. Ces tesselles, bribes d’un monde lointain, ne sauraient être que des signes que l’on conserve précieusement, telles des reliques, pour qu’elles ne disparaissent pas. Ce sont des objets et des signes, mais aussi des mots, dont il faut recomposer le sens pour en faire un nouveau chant.

Cette reconstruction d’objets à partir de matériaux (et donc de savoir-faire) qui avaient disparu, dont le savoir-faire plus exactement avait périclité, est un acte d’engagement, on pourrait même dire un acte politique dans le sens où il engage une collectivité dans la réappropriation d’une mémoire, non pas vide de sens, mais chargée du récit du temps présent. Retrouver le sens et la plasticité de la vannerie, de la plume ou du métal est une manière de repenser aujourd’hui notre rapport au monde.

Notre perspective est d’être moins dans une consommation de l’appropriation éphémère du jetable (la société de consommation), mais de se positionner dans une manière de penser et d’investir le temps long.
Ce dernier émerge grâce à une connaissance fine d’une matérialité. Le travail de ferronnier d’art de Steaven Richard ou du dinandier Jonathan Soulier repose la question de notre lien entre surface/matière et usage/savoir-faire. Si les deux artisans exploitent un savoir-faire et un matériau ancien, ils cherchent à adopter ces deux aspects aux aspirations contemporaines. Aussi, la nouvelle modernité ne saurait être ni dans l’effacement de l’instant, ni dans le fantasme d’un passé conservé dans le froid de nos imaginaires présents, comme des sortes de glaciers mémoriaux. Le passé des matières doit être interrogé à l’aune de nos besoins actuels et la créativité et l’innovation les rendront performantes et présentes..
Finalement, les matériaux, par leur apparente neutralité, pour ne pas dire leur transparence, redeviennent le reflet de notre culture et de notre civilisation. Après l’avoir négligée, oubliée et même dénigrée, la matière de nos extensions consommatrices intègre nos chemins de vie. Les matériaux ne sont plus les prétextes des œuvres, mais leur finalité. Le sculpteur Michel-Ange ou l’orfèvre Benvenuto Cellini pensaient et créaient par la matière. •

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