Lichen vase, E. Roule and A. Lindell, IDE TO SWEDEN 2024 • © IDE
C’est à Saint-Étienne, dans la Cité du design en pleine mutation, où se multiplient écoles, galeries, laboratoires créatifs et nouvelles hospitalités, en marge de la biennale internationale, que vient de se poser le programme d’expéditions Ceramic & Food Route le temps d’une exposition. Lumière sur ce nouveau format de design nomade et expérimental.
Elle voulait « créer une école sans adresse », elle a cofondé la plateforme International Design Expeditions (IDE). Enseignante à l’école Camondo, Mathilde Bretillot poursuit son parcours pluridisciplinaire, entre design, architecture intérieure et scénographie. Initié en 2019, Ceramic & Food Route est le premier programme organisé par IDE. Rapprochant la nouvelle garde de designers avec des artisans céramistes et des chefs traditionnels, ce rendez-vous en terres inconnues repousse les frontières de la création. Cinq ans après son lancement, la Cité du design rassemble dans une exposition immersive près de 150 objets nés au fil des rencontres en Italie, Pologne, France, Cambodge et Suède. Melting pot culturel et sociologique, ces réalisations explorent de nouveaux territoires créatifs, à la croisée des arts et des arts de vivre profondément enracinés dans notre histoire.
Le feu, la terre, la nourriture sont les trois ingrédients clés du processus de cocréation. Gardienne immuable des saveurs et des arômes, la céramique résiste à l’épreuve du feu et du temps. Dans chaque village où il nous est donné d’aller il y a un four et du pain. Ce pain, métaphore de transformation, que l’on pétrit, moule et cuit comme l’argile. À Grottaglie, petite ville des Pouilles, les fours millénaires subsistent encore. C’est sur cette terre d’abondance en la matière que Pierangelo Caramia, membre actif d’IDE originaire de la région, a conduit les premiers ateliers au sein de « Bottega » traditionnels. Ainsi, la Française Lily Gayman s’est inspirée de céramiques dauniennes pour dessiner des décors géométriques dans une polychromie contrastée. Montées sur une base tournée, ses carafes coiffées de cols modelées dans des formes zoomorphiques témoignent de la mixité des techniques et des influences. Sensible à la dolce vita, la designeuse polonaise Marta Bakowski a, quant à elle, réinterprété la palette des paysages italiens à travers des émaux solaires, reflétant les teintes chaudes des champs de blé et des oliveraies.
Fruits de la terre, les aliments emblématiques, liés aux rituels culinaires des terroirs, occupent une place centrale dans la démarche des designers. La gradation texturée d’un vase évoque au duo Japandi, formé par Mio Hatakenaka et Anna Lindell, l’appétissant pétiole de rhubarbe, plante vivace qui peuple les jardins suédois. La dégustation du précieux caviar sur le dessus de la main souffle à l’artiste chinois Zhuo Qi un bijou de céramique chic et ergonomique doré à l’or fin… Partout, les us et coutumes guident la recherche de formes contemporaines. Au point d’insuffler des coupelles développées spécifiquement pour le Food Tail. Le mets à boire et à croquer composé par Marc Bretillot, designer culinaire de toutes les expéditions, combine pomme de terre, caviar et vodka. Un choc gustatif tout droit sorti de l’imaginaire polonais.
La polyvalence élégante des objets bien pensés hérite çà et là d’une architecture et d’une nature fantasmées. Parti de l’observation de l’environnement, Pierangelo Caramia a imaginé un archipel de coupelles à salades reliées par un îlot central en hommage aux milliers d’îles et de ponts que possède le comté du Sörmland, à proximité de Stockholm. Symbolisant la légèreté de la gastronomie cambodgienne, Alicja Patanowska, designer céramiste, a monté un vase sur des baguettes faisant office de pilotis, clin d’œil aux maisons typiques de l’architecture khmère. Ou encore un abreuvoir à insectes pollinisateurs au sein duquel l’eau s’accumule dans de petites cavités, dispositif anti-noyade dont la texture rappelle la roche de lave poreuse utilisée pour construire les temples d’Angkor Wat.
Sourcing local, transmission des savoir-faire, engagement sociétal et environnemental positionnent chacune des expériences en faveur d’un monde plus durable et respectueux du vivant. Quand l’appétence pour une cuisine inventive, libre, conviviale, écologique et moins protocolaire grandit parmi les générations actuelles. « Dans un monde où tout va trop vite, où des objets vides de sens s’accumulent, il m’importe d’emprunter à différentes cultures et civilisations pour créer des objets porteurs d’émotions, de liens culturels, d’un héritage entre passé et présent », témoigne Lily Gayman. Couleurs, motifs, textures, formes, saveurs et autres références tacites saisies en immersion génèrent un autre langage. Le résultat est toujours une surprise révélée lors d’un événement culinaire réunissant artisans, designers et convives pour une dégustation.
À travers une scénographie inédite, conçue comme autant de palais des sens à l’effigie des cinq destinations, Ceramic & Food Route invite au voyage. Kaléidoscope d’émotions, le parcours mobilise différentes performances et médiums autour de la thématique soulignant une certaine forme de résilience face aux savoir-faire oubliés et l’homogénéisation ambiante. Objets, recettes, illustrations, photos, courts-métrages, musiques et sons, et en particulier le récit des expériences se font l’expression de la relation étroite entre les territoires, la culture et le design. L’extrémité de la grande table, qui siège au centre de l’exposition, est restée volontairement libre. Elle accueillera les étudiants de l’École supérieure d’art et de design de Saint-Étienne (Esadse) et de l’École hôtelière Renouveau pour des workshops pédagogiques in situ. La soif de découverte et de partage ne tarit pas. •