Provoquer l’expérience par la matière.

Jordane Arrivetz

Par Aurore De Granier

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Jordane Arrivetz • © Daniëlle Siobhán

Jordane Arrivetz a toujours baigné dans l’univers du design. Petite, elle arpentait le magasin de son grand-père, première boutique française, installée à Lyon, où étaient mises à la vente les pièces de mobilier signées Knoll et Eames. Une influence qui fleurit en elle, jusqu’à se développer dans sa pratique actuelle, infusée des codes et de l’esthétique des années 50 à 80 qu’elle développe aujourd’hui dans son cabinet d’architecture d’intérieur, monté il y a près de huit ans. Mais revenons quelques années en arrière. Il y a environ quinze ans, Jordane Arrivetz sortait diplômée de l’école Camondo avant de travailler pour plusieurs agences haut de gamme, la menant enfin à rejoindre la direction artistique du bureau d’étude du groupe Costes. « J’ai eu la chance de travailler main dans la main avec Jean-Louis Costes. Il a su apporter une vision unique et innovante tant dans le domaine opérationnel que créatif. J’ai beaucoup appris auprès de lui, notamment l’importance de comprendre comment les choses sont faites, le processus derrière le beau, mais aussi la nécessité de toujours créer une expérience dans le monde de l’hospitality. » En 2015, la designeuse quitte le groupe pour monter sa propre agence, riche de ses nombreuses expériences et connaissances. Rapidement, la décision est prise de se spécialiser dans l’hospitality. Un désir notamment fondé sur la pluralité des projets hôteliers, mêlant restaurants, spas, espaces communs et espaces privés. « Un projet complet », nous dit-elle. Depuis la création de son agence, les projets se multiplient, du coffee shop de poche aux hôtels comptant 200 chambres. Mais un chantier fait tout basculer et propulse le studio dans une nouvelle dimension : Bonnie at SO/ Paris. « Nous avons eu carte blanche pour cette réalisation. L’agence était encore très jeune, et nous voulions nous démarquer dans un projet qui regroupait de grands noms de l’architecture et du design, avec également une intervention d’Olafur Eliasson. Il était nécessaire de nous démarquer pour exister. Notre travail a payé, tout le monde parlait du restaurant, du club et du bar que nous avions créés. »

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La matière : support du récit

Au fil de son évolution, le studio créatif de Jordane Arrivetz a bâti ses fondamentaux, à commencer par une approche qui se veut dans un premier temps architecturale. Les questions à l’arrivée sur un nouveau chantier se répètent alors : comment valoriser les éléments architecturaux déjà présents ? Comment circuler ? De quelle manière faire entrer la lumière ? Quels sont les points forts et les points faibles de cette structure ? « Je procède ainsi car lorsque les choses sont bien réalisées d’un point de vue architectural, cela reste indéfiniment. Si le lieu est revendu, redécoré, ce sont les éléments qui perdurent, qui seront encore là dans cent ans. » Jordane et son équipe privilégient dans cette première étape des matériaux ancestraux, capables de traverser le temps, de se patiner, de vieillir avec le lieu. Le plâtre, le bois et la pierre forment ainsi les bases de leur matériauthèque. Elle se voit enrichie par la suite lors du second volet du projet, la décoration. Pour la designeuse, cette étape se présente comme une histoire que l’on raconte, un récit que l’on déroule par le choix des matières, des couleurs, des motifs. Un récit qui se retrouve également dans le mobilier, dessiné sur mesure pour chaque projet, et complété par des éléments vintage chinés qui portent en eux leur propre histoire. « Mon approche des matières est très sensitive. Je prête attention à leur rôle dans le reflet de la lumière, à leur texture, à leur odeur. Leur sélection doit participer au récit du lieu, à la création d’une expérience. J’aime travailler avec une matériauthèque réduite, utiliser des matières très présentes dans les années 1960 à 1990, telles que le cuir et le métal. Elles participent à la création de bien plus qu’un hôtel ou un restaurant, mais d’une véritable expérience pour le client. »

Dérouler l’histoire

Pour Jordane Arrivetz, le point de départ se trouve sans équivoque dans le bâtiment, sa structure, sa coquille. Une approche architecturale de ses projets qui vient également mettre l’accent sur le caractère unique de chaque lieu, de chaque architecture. Ainsi, pour l’hôtel Belleville, en Bourgogne, ce sont les poutres en bois du château qui sont mises en avant, tandis que le Chalet de Pierres de Courchevel plonge le visiteur dans un univers alpin, drastiquement opposé au caractère solaire du Majestic Cannes, actuellement en cours de finalisation. « Cela rejoint la démarche de la mise en avant de la coque. Il est important pour qu’un projet trouve son identité, son caractère unique, qu’il soit relié à son lieu d’implantation. » Lorsque nous interrogeons Jordane sur la création d’une identité propre à son agence, face à ce désir d’adaptabilité au lieu et à l’architecture préexistante, elle nous répond que celle-ci est encore malléable, en cours de création. « L’agence est encore jeune, mais le style que nous portons est de toute évidence influencé par mes goûts. Nous trouvons peu à peu notre marque de fabrique si l’on veut, mais notre objectif n’est pas que notre travail soit immédiatement reconnu comme étant le nôtre, au premier coup d’œil. Le but n’est pas de parler de nous, mais de raconter une histoire qui soit propre à chaque projet, unique, qui invite à vivre une expérience inoubliable ». •

photos : Bonnie Restaurant, Jordane Arrivetz, Paris, 2023 © BIRFOOD