Pays invité des 11e rendez-vous de la matière

Le Japon, matière à création contemporaine

Par Juliette Sebille

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URCYL © Masanori AKAO



Pour la première fois, les rendez-vous de la matière par FORMÆ mettent un pays à l’honneur : le Japon.

Partenaire de l’événement, l'Office national du tourisme japonais (JNTO) s’inscrit pleinement dans cette programmation unique. Une matériauthèque monumentale et une sélection d’exposants, choisis pour leur excellence et leur capacité d’innovation, illustrent la richesse de l’archipel nippon en matière d’artisanat et de design. Dans le sillage des figures emblématiques – Isamu Noguchi, George Nakashima, Soetsu Yanagi ou Shiro Kuramata –, une nouvelle génération de créatifs s’empare de cet héritage, explorant la laque, le papier, la paille, les couleurs et le métal sous des formes inédites. Tour d’horizon.

L’ACMÉ DES MATIÈRES : L’URUSHI
Récoltée depuis plus de 10 000 ans sur l’arbre à laque, principalement dans la région du Tohoku, au nord du Japon, la sève de l’urushi nourrit l’un des savoir-faire les plus emblématiques de l’archipel. Son lustre et sa texture inimitables en font un revêtement de choix. Traditionnellement réservée aux créations précieuses et raffinées, la laque, appliquée en fines couches successives, peut être aisément restaurée. Ainsi, les objets laqués traversent les générations. Une durabilité qui se prête parfaitement aux usages quotidiens.

Quatrième génération à la tête de l’atelier familial primé en avril dernier par le prestigieux Primum Familiae Vini (PFV) pour son excellence et sa durabilité, Takuya Tsutsumi transpose cet héritage sur des planches de surf, des skateboards et des vélos. À une autre échelle, le sculpteur Nobuyuki Tanaka explore sa puissance sculpturale à travers des œuvres monumentales. Cet artisanat ancestral, devenu art, demeure un terrain de jeu fertile pour les expressions les plus contemporaines, comme le prouve sa récente collaboration avec Pokémon à l’occasion d’une exposition au Hachinohe Art Museum. L’urushi inspire aussi les matériaux de demain. En alternative au plastique, l’entreprise ELEMUS a développé URCYL™, un matériau innovant 100 % d’origine végétale issu de la résine de l’arbre à laque, valorisant cette ressource locale.

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LE PAPIER TOUJOURS À LA PAGE
Omniprésent au Japon, le papier washi est rarement employé pour écrire, mais plutôt habiller, décorer, sculpter la lumière : des lanternes de temples aux parois coulissantes des maisons. Sa fabrication, à partir de l’écorce du mûrier, varie selon les terroirs. C’est à Gifu, centre historique du papier artisanal, qu’Isamu Noguchi a observé les lampes de bambou et papier des pêcheurs au cormoran pour créer ses iconiques lampes Akari, diffusant une lumière douce et poétique, comparable à celle de la lune.

Aujourd’hui, le washi fascine toujours le monde de la création : des installations immersives de Yayoi Kusama aux architectures sensibles de Kengo Kuma et objets épurés du studio Nendo. Parallèlement, la matière se transforme pour répondre aux normes actuelles : la société japonaise WARLON a développé un washi technique, imperméable, anti-taches et ignifuge, particulièrement adapté à l’aménagement intérieur et au secteur de l’hospitality. Pour prolonger l’esprit du washi, certains artistes se tournent vers d’autres papiers et techniques. Kuniko Maeda, représentée par la galerie A Tempera en France, façonne ses sculptures 3D avec du papier usagé froissé mêlant dessin, découpe et peinture laquée au tanin de kaki (kakishibu).

LA PAILLE DE RIZ, FIBRE CRÉATIVE
Matériau pauvre, mais chargé d’histoire, la paille de riz a longtemps été utilisée, des toits de chaume aux objets du quotidien. Issue du résidu de la récolte de cette denrée essentielle au Japon, elle servait à fabriquer chaussures, couvertures et emballages, avant de se raréfier dans la vie moderne. Surnommée « l’artiste de la paille », Arko réintroduit cette tradition en tentures végétales. Renonçant à la complexité du tissage au profit de la couture des fibres brutes, elle facilite la restauration de cette matière oubliée. Sensible à sa dimension agricole, le studio Straft, fondé par Tamaki Ishii et Kazuma Yamagami, valorise ce sous-produit du riz en chaises et bancs dont les formes évoquent des bottes de paille. Le duo tokyoïte a même mis au point une technique au rendu proche de la maille, appliquée à la confection de vêtements et de tapis.

LES SAVOIR-FAIRE COULEUR LOCALE
Au Japon, la teinture traditionnelle, qui a donné son nom à la nuance profonde et mystérieuse de l’indigo, est synonyme d’excellence artisanale. Fierté des artisans d’Awaji (préfecture de Hyogo) et de Tokushima, elle sert à teindre coton, yukata (kimono léger) et samue (tunique de travail), mais stimule aussi l’imaginaire des designers et architectes pour la création de textiles d’intérieur, panneaux décoratifs et autres revêtements. La céramique émaillée japonaise témoigne, elle aussi, du lien entre artisanat et couleur. Les émaux traditionnels, parfois inspirés des subtilités de l’indigo, décorent art de la table, carreaux et objets rituels, chaque nuance reflétant un savoir-faire transmis de génération en génération.

Aujourd’hui, ce patrimoine donne lieu à des expérimentations contemporaines telles que le projet SO-Colored, présenté à la Milan Design Week 2025. Le studio tokyoïte We+ a développé des pigments durables à base de résine naturelle et de microalgues. Cultivées en laboratoire, elles changent de couleur selon lumière, humidité et chaleur pour révéler des teintes éclatantes – vert, rouge, jaune – rappelant les émaux traditionnels. Présentée à l’occasion de 3daysofdesign à Copenhague, la collection COLORWAVE de Yuri Himuro cultive la même approche : un textile aux tissages dynamiques dont les motifs et couleurs varient selon l’angle de vue.

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LE MÉTAL, L’ÂME D’UN DESIGN AIGUISÉ
Au Japon, le métal est à la fois outil, matériau et langage esthétique. Dans les forges artisanales historiques, les couteliers perpétuent des gestes hérités des sabres de samouraïs et de la vie paysanne : superposition des aciers, trempage, polissage et motifs damassés ou alvéolés. Cette maîtrise du métal trouve un prolongement dans le mobilier contemporain : acier, cuivre et laiton se plient à une géométrie minimale tout en intégrant des mécanismes ingénieux, tels que des systèmes de verrouillage invisibles. Takashi Kita (Kitaworks) conçoit ainsi des pièces sur mesure dans l’atelier fondé par sa famille à Tsuyama (Okayama), où chaque pièce allie élégance et ingénierie.

Poursuivant cette quête de technicité, la société Abel a inventé une finition exclusive. Avec Abel-Black, l’acier inoxydable se pare d’un noir abyssal, d’une résistance extrême à la corrosion, aux chocs et aux manipulations, tout en préservant sa texture et sa brillance naturelle. Déjà employé dans l’architecture, l’automobile et l’optique, ce traitement innovant permet aux designers et architectes de découper, plier ou perforer l’acier, pour des applications durables et esthétiques en intérieur comme en extérieur.•

photos : URCYL © Masanori AKAO • NUNOUS © NUNOUS • Fils d’or, Hiyoshiya © Hiyoshiya • Finition laquée © Urushi