Le nouvel âge d’or du métal

Par Juliette Sebille

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Arm chair, proportions of stone, Sisan Lee • © Sisan Lee

Longtemps associé à la production industrielle et à une esthétique aseptisée quasi clinique, l’usage du métal connaît un nouvel âge d’or sous l’impulsion de designers férus d’artisanat qui l’interprètent dans des formes originales.

Âge d’or, âge de cuivre, âge de bronze et âge de fer… Il a fallu attendre le XIXeᵉsiècle et la conversion de la fonte en acier pour faciliter la production à grande échelle. Omniprésent dans l’industrie et la construction, en vertu de ses propriétés de dureté, de résistance et d’élasticité, l’acier et ses dérivés se sont révélés de formidables alliés au quotidien, jusqu’à contribuer à l’essor des équipements ménagers. Symbole de modernité pour certains, décrié pour sa froideur et ses profils acérés par d’autres, le métal ne laisse jamais de marbre. Depuis quelques années, il occupe le devant de la scène design, porté par une génération de talents qui se sont emparés de son pouvoir ornemental.

FUSION AVEC LA NATURE
Incarnation de ce renouveau, le designer Sisan Lee marie standards industriels et poésie de la nature. Juré des Rising Talent Awards, organisés par Maison&Objet en janvier 2025, ce jeune Coréen pratique le métal depuis le lancement de ses activités en 2019. À la tête d’un atelier de design et d’une agence d’architecture intérieure – Studio Practice –, il est sollicité par les marques de mode, parmi lesquelles Rimowa et Rains.
Formé à la prestigieuse université Konkuk en Corée du Sud, Sisan Lee a puisé son inspiration dans la région montagneuse de Chungju, théâtre de verdure riche en découvertes du paléolithique. Là, il a commencé à collecter des pierres pour ses travaux d’études, point de départ à la modélisation de la collection Proportions of Stones. Chaque pièce – table, assise et étagère en acier – a été calibrée au millimètre près pour intégrer ces fragments de nature.
Grâce aux technologies laser, la découpe du métal s’avère d’une grande précision. Pour des formes complexes, Sisan Lee recourt aux techniques de fonderie, notamment le moulage en sable. Ces moules à usage unique, à l’intérieur desquels le comportement de la matière est plus imprévisible et sujet à imperfections, amplifient la charge émotionnelle de ses créations. Sa série en aluminium Neo Primitive illustre cette fusion entre nature et artefact par des assises coulées dans l’empreinte d’authentiques branchages et troncs d’arbres.

SCULPTEURS D’ESPACES
« Le design de collection, en pleine ébullition, favorise l’adoption de techniques et matériaux ancrés dans la tradition des beaux-arts. À l’image de la fonte du bronze, emblématique de la sculpture, qui trouve de nouvelles applications dans le design », explique le designer belge Ben Storms. Selon lui, cette tendance amorcée il y a une dizaine d’années par des pionniers tels que le Studio Job et l’Atelier Van Lieshout mêle sans frontière art et design. En témoigne sa dernière création murale en bronze issue d’un fragment de pierre sélectionné pour sa texture et ses imperfections. « Jouer avec la perception, transmuter les matériaux, transformer la pierre en bronze, c’est un tour d’alchimiste », confie-t-il. Placée au mur, cette œuvre massive défiant les lois de la gravité, dégage une force primitive.
Dans un registre tout aussi sculptural, le duo gréco-américain Voukenas Petrides, représenté par la Galerie Fumi, s’est distingué par une réalisation monumentale : un bar de 23 mètres pour le restaurant étoilé Delta, situé au sein du centre culturel de la Fondation Stavros Niarchos, conçu par Renzo Piano à Athènes. Cette structure XXL aux courbes fluides insuffle une dynamique de mouvement à l’espace embrassant la vue sur la mer Égée, point d’orgue du récit architectural signé Kois Associated Architects. Actuellement, Andreas Voukenas et Steven Petrides poursuivent leur exploration dans le domaine du mobilier, incluant des suspensions et assises, en bronze poli ou patiné de noir, qui ont trouvé leur place dans les précieux écrins de Peter Marino pour Chanel.

FLUIDE BOUILLONNANT
Froissé comme une étoffe, ondoyant comme une vague, ou brillant comme le reflet du soleil, le métal magnétise nos intérieurs. Fils d’un tailleur de pierre, Ben Storms a baigné dans l’univers des matériaux bruts, nourrissant une fascination pour leur transformation. En découlent des créations qui redéfinissent les contours de la matérialité : un matériau dense et lourd peut-il donner l’illusion de l’apesanteur ? Un matériau rigide, comme le métal ou la pierre, peut-il révéler une douceur insoupçonnée ?
À contre-courant des conventions, les matériaux se métamorphosent et nous plongent dans un jeu troublant entre perception et réalité.
Dernièrement, Ben Storms a développé quatre comptoirs pour les magasins Bellerose à Paris. Comme écrasé sous le poids d’un plateau de marbre, leur piédestal en inox brillant, soudé et compressé, déforme et reflète simultanément les espaces environnants. Ces réalisations s’inscrivent dans la continuité de sa série In Hale, des « coussins métalliques » qui font office de fabuleux présentoirs pour sublimer les accessoires du maroquinier Delvaux.

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TOILE DE FOND POUR LA RÉFLEXION
Sous la houlette des designers, dessin et numérisation 3D, techniques d’assemblages novatrices et finitions inattendues se marient harmonieusement aux pratiques ancestrales des maîtres artisans, révélant toute la richesse des possibilités offertes par le métal. « Notre approche allie artisanat traditionnel et technologie moderne, comme l’utilisation de l’hydroformage ou l’injection d’air sous haute pression pour créer des volumes 3D, et des outils manuels pour travailler les textures », commente le tandem de designers indiens Nitush & Aroosh.
« Le métal est passé du statut d’élément purement structurel à celui de support d’expression artistique. Sa polyvalence en fait un matériau incontournable du design contemporain. Chaque pièce devient une toile de fond pour la réflexion – dans le sens littéral et métaphorique du terme. » Avec des centaines de créations à leur actif, Nitush & Aroosh réinterprètent les hypnotiques jeux d’ombres et de lumières, la fluidité de l’eau, la danse des flammes ou encore les strates des formations géologiques, ouvrant d’infinies perspectives. Si l’inox demeure leur matériau fétiche, ils l’enrichissent de textiles, de verre soufflé ou d’albâtre, célébrant toute une palette de savoir-faire.

MISE EN PLIS ET COULEURS
Diplômé de la Design Academy d’Eindhoven, Paul Coenen a découvert le potentiel du métal à travers l’art japonais de l’assemblage sans fixation. Le designer néerlandais suit un processus de création à rebours, où la matière et ses possibilités de mise en forme guident le design final, sans conception préméditée. Ses premières expérimentations ont inspiré la collection d’étagères Tension présentées à la galerie Scène Ouverte lors de PAD Paris. À force de maquettes et de tests sur papier, il est parvenu à fabriquer une déclinaison d’assises et de tables d’appoint à partir d’une seule feuille d’inox coupée et pliée : la série Cambrures.
Paul Coenen privilégie l’acier inoxydable pour sa pureté et sa durabilité. Facile d’entretien, la matière peut être brossée ou poncée et se suffit à elle‑même. Récemment, il a néanmoins élargi son champ d’exploration à la coloration du métal en collaboration avec l’industriel BWB Surface Technology. Par un procédé d’anodisation manuel, il enveloppe une feuille d’aluminium dans un emballage pour laisser les pigments s’infiltrer le long des plis, créant un motif singulier, non sans rappeler les papiers marbrés. Emporté par ce flot d’inventivité, le métal n’a pas fini de nous transporter… •

Photo : Crushed console Breccia Pontificia, Ben Storms © Alexander Popelier