Les savoir-faire de la terre peuvent et doivent s’entendre dans une acception large ; retenons, parmi d’autres, ceux du paysan et de l’agriculteur ou ceux du céramiste et du potier. Longtemps, les deux communautés professionnelles travaillaient de pair, l’une fournissant le contenu, l’autre le contenant. Avec les révolutions industrielles et la modernité, les liens qui nous donnaient une connaissance directe de qui faisait quoi ont été peu à peu défaits. Pour ces deux secteurs, l’industrialisation des procédés – conduisant de la polyculture paysanne vers l’agriculture intensive spécialisée pour l’un, et, pour l’autre, de la fabrication locale avec des matières premières le plus souvent extraites sur place vers des objets fabriqués en séries, souvent très loin et d’en d’autres matières –, a défait l’intelligence (inter legere, faire le lien entre les choses) de notre monde. Dans cette tribune, nous nous intéresserons plus spécifiquement au contenu, les produits de la terre, notre alimentation quotidienne.
Ce constat, ici très vite brossé, a provoqué, en réaction, une tendance remarquable dans la sociologie contemporaine : l’importance des questionnements sur l’intermédiation et les relais de diffusion de l’information. Ces travaux, le plus souvent en sociologie du travail, débouchent sur une photographie de la société actuelle montrant des aspirations grandissantes pour des rapports non obstrués par des intermédiaires. Au sein de l’entreprise, ils font référence à des relations interpersonnelles plus directes dans le management, à une circulation explicite de l’information, sans le filtre d’intermédiaires dont l’accumulation nuirait à une bonne compréhension de ce que l’on fait au travail et dans quel but. Cette volonté d’une société sans médiation semble s’infuser dans tous les domaines : on préfère les réseaux sociaux aux médias traditionnels, en perte de vitesse continue, on valorise et promeut l’achat de matières premières à transformer soi-même plutôt que le plat préparé, certes symbole de la modernité mais dont une grande partie des ingrédients nous est inconnue. La sociologie, notamment durkheimienne, implique cependant de laisser ce constat sans qu’il devienne spéculatif, c’est-à-dire qu’elle laisse aux politiques les décisions à prendre concernant les choix de société qu’il pourrait impliquer. On devine, en effet, que cette absence de médiation conduit vers deux pentes, l’une positive – il est sans doute mieux, par exemple, de savoir ce que l’on mange et qui l’a produit –, et l’autre négative – les réseaux sociaux ayant aussi permis d’ouvrir la voie aux théories les plus loufoques, voire dangereuses, entre complotisme, mensonges et manipulations des opinions ou des suffrages. Cet aparté était nécessaire pour mieux comprendre l’intérêt actuel, se déployant sur fond de crise environnementale sans précédent dans l’histoire de l’humanité, pour les savoir-faire de la terre.
Aujourd’hui, c’est une portion toujours plus congrue de la population active qui nous fournit notre alimentation. Décennie après décennie, cette réduction drastique du monde agricole contribue aussi à cette perte d’intelligence de ce qui caractérise ce secteur de notre économie. La série continue des crises agricoles, de la surproduction de certains secteurs dans les années 1980 aux craintes actuelles, malheureusement bien fondées, d’une perte de souveraineté alimentaire, nourrit des inquiétudes pour l’ensemble de la société. La nouvelle révolution agraire qui nous attend implique de repenser, voire de défaire, l’héritage récent des pratiques intensives héritées de l’après-guerre. Pour cela, il nous faut aussi comprendre son mode fonctionnement – spécialisations par régions, concentration foncière, forte mécanisation, augmentation des entrants (fertilisants et pesticides de synthèse)… – et ce qui l’a pour partie provoqué : la sous-production agricole et le rationnement alimentaire dans la décennie qui suivit la fin de la Seconde Guerre mondiale. Gardons à l’esprit que cet épisode est très jeune au regard de notre histoire, et changer aujourd’hui les modes de production implique de changer les mentalités en un court laps de temps. Repenser le monde agricole ne se fera pas sans les agriculteurs et, contrairement à ce qui est dit ou écrit si souvent, une majorité d’entre eux cherchent à trouver des solutions. Mais cette quête est rendue d’autant plus compliquée quand on rappelle que leur revenu médian est parmi le plus faible de la population active associé à un taux de suicide anormalement et tristement très élevé. Il nous faut comprendre avant de juger hâtivement, puis aider, voire collaborer. Aider commence par choisir notre alimentation, encourager les filières de l’agriculture biologique, dont les coûts finiront par baisser au fur et à mesure de sa progression malheureusement ralentie par l’inflation post-Covid. La question du prix final de notre alimentation se doit d’être posée différemment. C’est un sujet éminemment politique et complexe, mais pour certaines catégories de produits, nous avons été habitués à des prix trop bas, négociés dans un rapport de force très déséquilibré par les centrales d’achat des grandes surfaces où les deux tiers de la population effectuent leurs achats alimentaires. Si la question du coût de la vie doit bien évidemment être prise en compte, la réponse à apporter ne peut pas se situer au niveau d’une production à perte ou à très faible valeur ajoutée pour le monde agricole. Cette fuite en avant est, par exemple, celle qui nous est proposée par le Mercosur ; dans cet accord de libre-échange, les ovoproduits brésiliens, car c’est comme ça qu’ils seront qualifiés à l’exportation, sont bien évidemment moins chers que les œufs produits en France. Il ne s’agit que d’un exemple, mais connaissons-nous la réalité de cette production ? Une « ferme » avicole au Brésil peut réunir sous des hangars gigantesques près de 300 000 poules qui ne verront jamais la lumière du jour… Au même titre que les biens culturels, l’alimentation – un bien « agriculturel » ? – ne peut pas être un bien de consommation comme les autres. (…) •